Vendredi 5 - En mer

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Jeudi 4 - Le départ - Anvers | Samedi 6 - Arrivée à Hambourg

4 h 00. Je me réveille. Toujours le bruit du port qui ne cesse jamais son activité. Nous sommes encore à quai.

7 h 30. Des vibrations. Je me lève pour regarder par les sabords. Nous sommes à 10 mètres du quai. Enfin partis !

8 h 20. Après la douche, je descends à la salle à manger en passant par le carré des officiers. Personne en vue. Je trouve le café et le jus d’orange. Gika passe. “Good morning !”

8h 50. De retour à ma cabine. le bateau commence à rouler un peu, bien que nous ne soyons pas encore en mer. Des éoliennes et des usines pétrochimiques ponctuent le paysage. On croise beaucoup de péniches. Petite matinée tranquille. C’est bon de pouvoir prendre le temps. J’ai ainsi pu lire quasi complètement le Libération d’hier, ce qui ne m’arrive jamais.

Je fais la chasse à tout ce qui vibre, couine, grince dans ma cabine. Un morceau de mouchoir en papier derrière le miroir qui tremble fera par exemple l’affaire.

Détail utile, il y a un porte-cravates dans la porte de l’armoire.

Le mobilier de la cabine est composé d’un lit, une commode, une armoire, deux fauteuils et une petite table basse et ronde. Les fauteuils et la table sont maintenus solidaires du plancher avec un système de ridoirs en inox. Outre le mobilier, il y a le container cylindrique contenant la combinaison de survie (Cdt Rigolet). Elle est datée de janvier 1981 et son dernier contrôle remonte au 2 août 2001. Pourtant, sur l’étiquette orange, qui porte le n° 6588-81.01, il y a la mention “EXP.07-92”.

Déjà presque midi. La mer se creuse. Il est temps de descendre déjeuner, bien que j’appréhende un peu la gastronomie roumaine, surtout en me souvenant du buffet d’hier.

14 h 20. Je n’aurai pas dû médire comme ça sur la cuisine roumaine. C’était copieux et nourrissant, mais pas mauvais. Un genre de soupe au boeuf bouilli, aux légumes et à la crème, suivi de porc à la sauce tomate avec du riz. Mais pas de vin. Tu parles d’un bateau français…

Il n’y a pas vraiment de cérémonial du repas comme sur un bateau français. Les officiers viennent manger en ordre dispersé, ne parlent pas, restent seuls dans leur coin. Le déjeuner n’est en rien un moment de convivialité comme j’ai pu le connaître sur d’autres navires. On vient s’alimenter le nez dans son assiette, rien de plus. Tristounet. J’imagine que cela doit avoir trait à la culture roumaine.

Un lieutenant, plutôt beau garçon, est venu m’inviter à venir à un “safety tour” à 18 heures.

Après le repas, j’ai fait le tour complet du bateau au niveau du pont principal, c’est vraiment grand, 215 mètres de long. Rien que ce tour, ça fait près de 500 m à marcher. J’ai découvert sur les parois arrières du château et sur la cheminée des peintures effectuées par des marins, dont un portrait de Corto Maltese. Il faudra que je fasse des photos. Il y a également une grande peinture murale dans la salle de ping-pong qui représente le navire sous son nom de baptême, le “Fort-Desaix”, dans un paysage des Antilles (le bateau était à l’origine l’un des bananiers de la CGM). Il y a partout des souvenir de cette activité passée, et de l’équipage français, comme, par exemple, les verres marqués “rhum Trois-Rivières” qui servent de rangement aux cure-dents sur les tables de la salle à manger des officiers.

Tiens, ce serait le bon moment de faire une sieste…

C’est quand même frustrant de ne pouvoir échanger avec l’essentiel de l’équipage en raison de la barrière de la langue. De toutes façons, il est vrai qu’on ne croise pas grand monde dans les coursives et que les repas sont assez mornes.

17 h 30. J’ai cru voir des plate-formes pétrolières. La Mer du Nord… La nuit tombe déjà. Bercé par les petits roulis et tangage, j’ai fait une excellente sieste.

18 h 00. “Safety tour”. Le lieutenant est assez sympathique, mais parfois difficile à comprendre avec son anglais monocorde, sans intonations. Instructions de base d’évacuation, sans plus. Il me dit que nous devons arriver à Hambourg demain matin et que six passagers doivent y embarquer. Six passagers ? Je n’en reviens pas. Des passagers à cette saison ? Moi qui était persuadé d’être fort probablement le seul et qui m’en félicitait d’avance. D’ailleurs, cela semble surprendre tout le monde, le Tage n’a jamais embarqué un seul passager pour Montréal jusqu’alors. L’escale à Hambourg devrait durer environ 24 heures.

20 h 10. Bon, la cuisine roumaine, c’est pas vraiment ça… J’ai toutefois eu le plaisir de voir arriver une bouteille de vin. Du rosé d’Anjou, mais un peu doucereux et pas vraiment bon. Et aussi du vrai fromage, comme du camembert et du bleu. Même observation qu’à midi, les officiers viennent manger en ordre dispersé, se parlent à peine, et repartent sitôt terminé leur repas. Sale ambiance. Pas vu le commandant.

J’ai noté 2 x 17 noms, soit 34 personnes, sur le rôle d’évacuation. Le bateau semble souvent si désert que l’on a du mal à imaginer telle population. J’ai noté qu’il y avait pas moins de 4 peintres, ce qui me parait bien important, même si ce ne sont pas les travaux de peinture qui manquent à bord. Est-ce un luxe pour une compagnie ? Est-ce une pratique courante ?

20 h 20. Le navire tangue. Il y a un grincement agaçant dans le faux plafond de ma cabine. Je passe au carré officiers, peu de monde, juste trois jeunes, sans doute des élèves, qui regardent un dvd de film d’action.

20 h 45. Je vais me fumer une pipe digestive dehors, à l’arrière du château. Je me couvre chaudement.

Je pense que je vais peut-être arriver à m’ennuyer un peu. Pas de quart à tenir, pas de travail, pas de vraie complicité avec l’équipage, ni même de discussions à cause de l’anglais limité de part et d’autre. Au moins, je saurais ce que représente le travail sur un gros cargo moderne. Cela manquait à ma culture maritime.

21 h 50. Hmmm, cette sortie fut… rafraîchissante… Excellente visibilité, beaucoup de bateaux sur zone, de nombreux feux sur la côte. Des matelots jouaient dans la salle de ping-pong. Personne dehors, tout le monde vit replié dans le château, bien au chaud. On ne sort que si le travail le nécessite. Le marin d’aujourd’hui vit moins avec les éléments, avec les étoiles, que celui d’hier. J’ai remarqué tout à l’heure, en visitant avec le lieutenant, qu’il y avait des autocollants sur les portes des cabines d’équipage, du genre “Côtes d’Armor” ou la station SNSM de je ne sais plus quel bled en Bretagne, vestiges du temps où l’équipage était encore français.

22 h 00. Je lis quelques pages de la Vareuse blanche, le seul livre que j’ai apporté, puis, extinction des feux. Ça roule doucement, je vais être bercé comme un bébé.

23 h 30. Réveil. Le roulis est assez fort.

 

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