Lundi 8 - En mer
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7 h 40. Ciel couvert, gris et bas, visibilité moyenne, mer peu agitée.
La vie d’un passager solitaire sur un cargo tient un peu de la vie monacale. J’ai ma cellule (cabine) et mon cloître (la plage arrière autour de la cheminée). La journée est ponctuée par des rites, du nettoyage de ma pipe à la visite à la timonerie, et par les repas, où peu de paroles sont échangées. Le temps s’écoule en lecture et contemplation de la mer, du ciel et du moi intérieur. Je dors beaucoup aussi, de 23 heures à 7 heures 30, plus une bonne sieste de deux heures. Tout cela n’est pas pour me déplaire et je dois dire que je suis un garçon d’agréable compagnie avec moi même.
Je ne ressens aucun ennui (j’avoue que je ne connais pas trop ce sentiment, si ce n’est en compagnie de certaines personnes). C’est comme si l’écoulement du temps devenait plus réel, plus tangible, plus présent, et d’en ressentir une certaine sérénité dans cet espace linéaire où le temps jamais ne se perd. C’est aussi l’occasion de prendre le temps de faire les choses tout en pensant à ce que l’on fait, car le cerveau est plus disponible, moins sollicité de signaux parasites.
Et, si le temps est régulier dans sa course, il semble passer vite. Mais cela doit tenir de ma façon de considérer cette langueur monotone.
Je suis là, dans ma cabine, assis dans le confortable et profond fauteuil, les bras allongés sur les accoudoirs, je regarde les sabords jumeaux qui n’offrent qu’un tableau de vide, constitué par deux rectangles de ciel uniformément blanc. C’est un non-spectacle. Il n’y a pas même de notion de déplacement, et pourtant, cela a sur moi comme un effet hypnotique et lénifiant. La vibration rythmique de l’abattant des toilettes peuple l’espace sonore. Je suis bien.
Une porte claque quelque part. C’est comme un viol de mon esprit. Je vais lire un peu, repartir dans les années 1840.
Les intérieurs sont surchauffés, près de 30° dans certaines pièces. Je ne sais pas si c’est une préférence roumaine. J’ai trouvé une manette au plafond de ma cabine qui permet d’arrêter l’arrivée d’air chaud. Maintenant, l’ambiance y semble presque froide par rapport au reste des emménagements. Il doit pourtant y faire au moins 22°.
Nous passons des plates-formes pétrolières.
10 h 00. L’horizon est bouché, le temps blanc. La visibilité ne doit pas dépasser un mille.
10 h 05. La corne de brume est mise en action. Un groupe de petits oiseaux vole à la surface des vagues, le long du bord.
“Mais, comme chacun sait, l’oisiveté est l’occupation la plus fatigante du monde.” Herman Melville.
11 h 25. Monté à la timonerie. Beaucoup de monde, le commandant, le second, les lieutenants. Nous redescendons au large des Pays-Bas, route au 217, à 16,8 nœuds. Au petit matin, nous étions dans le DST du Vlielang, au NW des Pays-Bas. Le temps s’éclaircit un peu.
Il y a moins de conteneurs qu’entre Anvers et Hambourg, seulement 3 étages en pontée, alors qu’il y en avait auparavant entre 4 et 5, et deux travées sont libres.
À 13 heures, nous avons reculé d’une heure.
J’apprends quelques mots en roumain : multumesc, merci, buna ziua, bonjour, pofta buna, bon appétit.
Je connais si peu de la Roumanie, si ce n’est les époux Ceaucescu, le charnier de Timisoara, les vampires des Carpates, et des images de villages boueux. Ce qui, convenons-en, ne donne pas très envie.
Idée : se munir d’un tournevis multifonctions lors d’un prochain voyage. Il y a toujours une charnière, un loquet, etc., qui s’est dévissé quelque part avec les vibrations. Et qui dit mal vissé, dit bruit.
17 h 00. La couverture nuageuse se disloque par endroits. Je suis longtemps resté sur l’aileron tribord à observer les côtes anglaises, long ruban sombre de falaises crayeuses, entrecoupé de guirlandes lumineuses orangées. Le couchant nous a offert quelques rougeoiements entre deux écharpes nuageuses.
19 h 00. Il y avait apéritif ce soir au carré des officiers. J’ai discuté un peu avec le commandant, Severe Cadar, un petit brun moustachu à l’œil vif. Il m’a présenté tout le monde, beaucoup de “cadets”. Il m’a expliqué que la Roumanie n’avait pas vraiment de tradition maritime et que cela était somme toute assez récent de voir des équipages roumains. Le bateau faisait Miami l’année dernière et on lui a dit qu’il pouvait faire -20 à -30° C au Québec, ce qui semble l’inquiéter un peu. Il explique la difficulté qu’il a à comprendre la motivation à embarquer comme passager ici. Le Tage, c’est pour lui un outil de travail, sans plus. Par ailleurs, il n’a jamais vu tant de passagers sur son navire.
Le commandant m’apprend également qu’il n’y a plus de dispositif antiroulis fonctionnel sur ce bateau (un système d’ailerons). Il y a eu, mais là, y a plus. Et que les conditions devraient bientôt se dégrader.
Au repas, les passagers danois se présentent comme des étudiants, le plus expansif en musique, et les deux plus jeunes, Pahram et Erik, respectivement en mathématiques et en électronique. Les hollandais restent bien silencieux, mais semblent déjà connaître les danois.
22 h 00. Je viens de découvrir qu’il y avait de la musique dans ma cabine. Bon, c’est choix unique… À moi le Top 50 roumain. Me coucher à 22 heures, incroyable. Crevé à ne rien faire. Un dernier coup d’œil par le sabord, toujours les côtes anglaises (ma cabine donne sur tribord).
Comme je suis d’humeur méditative, au large j’avais souvent l’habitude de monter la nuit dans la mâture, puis m’installant sur l’une des plus hautes vergues, je m’emmitouflais dans ma veste et donnais libre cours à mes pensées. Sur d’autres navires où je m’étais livré à cette occupation, les marins s’imaginaient toujours que je devais être en train d’étudier l’astronomie — ce qui, en vérité, était exact jusqu’à un certain point — et que si je grimpais là-haut, c’était pour obtenir une meilleure vue des étoiles, car ils supposaient sans doute que j’avais la vue basse. Certains peuvent trouver que leur supposition était plutôt naïve, mais après tout ce n’était pas tellement stupide; car le fait de se rapprocher de deux cent pieds d’un objet offre un intérêt qui n’est quand même pas négligeable. D’autre part, le plaisir qu’on éprouve à étudier les astres au-dessus des vastes immensités marines est aussi divin que celui des Mages lorsqu’ils observaient les révolutions des corps célestes dans les plaines de Chaldée.
Et l’on éprouve une sensation extrêmement agréable, celle de se fondre dans l’univers des choses et de faire partie du grand Tout, lorsqu’on pense que, quel que soit le lieu où nous voguions, nous autres vagabonds des mers, nous avons toujours les mêmes étoiles, antiques et illustres, pour nous tenir compagnie. Ces astres qui continueront à étinceler de leur belle lumière brillante, jusqu’à la consommation des siècles, vous incitent, de tous leurs feux, à venir vous joindre à leur gloire éternelle.
C’est bien vrai, nous autres navigateurs ne naviguons point en vain! Nous nous expatrions pour devenir citoyens de l’univers; et tout au long de nos différents voyages autour du monde, nous sommes encore accompagnés par les étoiles, ces antiques circumnavigateurs, qui sont nos compagnons de route et nos camarades de bord — voguant dans le bleu du ciel comme nous sur l’azur du grand océan. Laissons les gens du grand monde se moquer de nos paumes calleuses et de nos ongles imprégnés de goudron — mais leur est-il arrivé de serrer mains plus loyales que les nôtres ? Qu’ils viennent écouter nos cœurs vaillants frapper à grands coups comme des marteaux dans la forge ardente de notre poitrine; qu’ils tâtent, à l’aide de leurs joncs à pomme d’ambre, notre pouls généreux, et ils pourront constater qu’il explose aussi régulièrement qu’un canon de trente-deux.
Oh! Rendez-moi ma vie de vagabond — et aussi la joie de vivre, l’enthousiasme, l’activité vertigineuse ! Laisse-moi encore une fois te caresser, ô mer de ma jeunesse! Puissé-je à nouveau te chevaucher… Je suis las des travaux et des peines de la terre ferme; las de la poussière et de la fumée des villes… Je voudrais entendre le crépitement des grêlons sur les icebergs, et non le piétinement triste de ces piétons qui piétinent tristement tout au long de leur vie, du berceau jusqu’à la tombe. Accorde-moi le plaisir de te respirer encore à pleins poumons, ô brise marine! et de m’ébrouer dans ton écume. Prenez ma défense, dieux de la mer! Intercède pour moi auprès de Neptune, ô douce Amphitrite, afin qu’aucune poignée de terre lugubre ne vienne souiller mon cercueil! Que ma tombe soit celle qui engloutit le Pharaon et toutes ses armées; accordez-moi la grâce de m’étendre près de Drake, où il dort de son dernier sommeil.
Mais lorsque White Jacket regrette cette existence vagabonde, il ne veut pas parler de la vie à bord d’un navire de guerre, qui, en raison de son cérémonial belliqueux et de ses vices innombrables, blesse mortellement l’âme de tous les honorables vagabonds amoureux de la liberté.
Herman Melville, La vareuse blanche.
I am of a meditative humour, and at sea used often to mount aloft at night, and seating myself on one of the upper yards, tuck my jacket about me and give loose to reflection. In some ships in which I have done this, the sailors used to fancy that I must be studying astronomy —which, indeed, to some extent, was the case— and that my object in mounting aloft was to get a nearer view of the stars, supposing me, of course, to be short-sighted. A very silly conceit of theirs, some may say, but not so silly after all; for surely the advantage of getting nearer an object by two hundred feet is not to be underrated. Then, to study the stars upon the wide, boundless sea, is divine as it was to the Chaldean Magi, who observed their revolutions from the plains.
And it is a very fine feeling, and one that fuses us into the universe of things, and mates us a part of the All, to think that, wherever we ocean-wanderers rove, we have still the same glorious old stars to keep us company; that they still shine onward and on, forever beautiful and bright, and luring us, by every ray, to die and be glorified with them.
Ay, ay! we sailors sail not in vain, We expatriate ourselves to nationalise with the universe; and in all our voyages round the world, we are still accompanied by those old circumnavigators, the stars, who are shipmates and fellow-sailors of ours —sailing in heaven’s blue, as we on the azure main. Let genteel generations scoff at our hardened hands, and finger-nails tipped with tar— did they ever clasp truer palms than ours? Let them feel of our sturdy hearts beating like sledge-hammers in those hot smithies, our bosoms; with their amber-headed canes, let them feel of our generous pulses, and swear that they go off like thirty-two-pounders.
Oh, give me again the rover’s life —the joy, the thrill, the whirl! Let me feel thee again, old sea! let me leap into thy saddle once more. I am sick of these terra firma toils and cares; sick of the dust and reek of towns. Let me hear the clatter of hailstones on icebergs, and not the dull tramp of these plodders, plodding their dull way from their cradles to their graves. Let me snuff thee up, sea-breeze! and whinny in thy spray. Forbid it, sea-gods! intercede for me with Neptune, O sweet Amphitrite, that no dull clod may fall on my coffin! Be mine the tomb that swallowed up Pharaoh and all his hosts; let me lie down with Drake, where he sleeps in the sea.
But when White-Jacket speaks of the rover’s life, he means not life in a man-of-war, which, with its martial formalities and thousand vices, stabs to the heart the soul of all free-and-easy honourable rovers.
Herman Melville, White Jacket.