Samedi 13 - En mer
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6 h 30. Réveillé avec en fond sonore le lugubre appel de la corne de brume. Je me précipite au sabord, belle purée de pois. S’il y a un temps que je n’aime vraiment pas en mer, c’est bien la brume.
7 h 45. Fini de rigoler en T-shirt… après le petit-déjeuner, je suis sorti dehors, une brise glacée a immédiatement achevé de me réveiller.
8 h 05. La brume se lève. Mer agitée et moutonneuse. Forte houle, assez courte. Nous devons être déjà sur les bancs de Terre-Neuve.
8 h 55. Pour la première fois de ma vie où je navigue dans ces eaux mythiques, j’eus été bien déçu de rencontrer une mer d’huile. Mais cette croisière est fort bien organisée, car aujourd’hui, c’est tempête.
Vers 2 heures du matin, par 46° W - 46° N, nous avons changé de cap, du 263 au 273°. Demain, par 56° W - 46,25° N, nous changerons à nouveau de cap, un peu avant de passer Saint-Pierre et Miquelon, pour le 296, afin de nous engager dans le Cabot Strait (détroit de Cabot).
Ce matin, nous sommes entrés sur les grands bancs de Terre-Neuve (Newfoundland), la profondeur n’est plus que de 60 m. À 8 heures 30, nous étions 46° 06’ 74” N - 48° 58’ 90” W.
Mon impression de froid était justifiée : des 18° d’hier, nous sommes passés à 5,6° C (eau, 6,4° C).
Un telex traîne sur la table à cartes : “US President George W Bush said Friday that after the death of Yasser Arafat there was now a ‘great chance’ to create an independant Palestinian state living at Peace with Israel by the time he leaves office in 2009”. Arafat est mort.
Houle et vent du Nord s’attaquent à notre tribord, soulevant de gigantesques jets d’écume, balayés en embruns furieux au-dessus de notre pontée de conteneurs.
Sous l’effet du vent, nous gîtons en permanence sur bâbord. Quelques oiseaux mènent un ballet gracieux dans le creux des vagues déferlantes.
Ce midi, les nappes ont été mouillées. Précaution qui n’avait rien de superflu.
C’est non sans dégoût que j’ai vu arriver une énième variation de ragoût roumain. Les “hébreux” n’avaient pas l’air très en appétit, ils n’ont mangé qu’une boite de thon à 6. Peut-être est-ce en raison du Shabbat qui, selon le Talmud, doit bien interdire le ragoût roumain… Ou peut-être que leurs estomacs sont un peu retournés par la cuisine du bord, ou encore par la mer agité, si ce n’est pas la conjugaison des deux. Je ne leur ai pas parlé d’Arafat.
13 h 00. Il est midi. Encore une fois.
12 h 45. Il y a parfois des vagues assez impressionnantes. Je vais bien me couvrir et essayer d’aller photographier ça, même si je sais d’expérience que les photos de ce genre sont toujours décevantes par rapport à la réalité.
13 h 10. Bon, j’ai tenté, mais renoncé. Du côté au vent, il est impossible de tenir debout. Certaines bourrasques vous viennent comme des coups de poing dans le visage et tout votre corps encaisse comme une grande secousse. Je n’ai pas souvenir de vent aussi violent, sauf peut-être lors d’une grande tempête où j’étais resté bloqué à Ouessant. Au bord sous le vent, il y a beaucoup trop d’embruns pour sortir un appareil photo. Bref, je suis revenu de mon expédition trempé, glacé, les yeux larmoyants de sel et bredouille.
Le vent est 9 Beaufort, avec sans doute des pointes à 10.
14 h 00. Le vent semble mollir un peu, 7-8. Le lieutenant peu souriant du 0-4 est préposé à la correction des cartes. Je me demande pourquoi tous les lieutenant affectés à cette grande œuvre sont revêches et d’humeur maussade. Discuté un peu avec le tout jeune cadet. Son prochain voyage, ce sera un tour du monde.
15 h 00. J’ai lu avec “intérêt” le Company Policy & Objectives Manual, version 5.0, qui se trouve au carré des officiers. Toute reproduction ou communication, même partielle, en est formellement interdite, mais c’est tellement soporifique que je crois que personne ne s’y essaierait.
Beaucoup plus intéressant, et dans un esprit bien plus pratique, se trouve également un épais classeur rouge intitulé : Training manual, lifesaving appliances and survival techniques. Sa présence est obligatoire dans le carré en vertu de la règle n° 35 du chapitre III de la convention SOLAS 74/78 amendée en 2001. Adoptée le 1er novembre 1974 par l’OMI (Organisation Maritime Internationale), la convention SOLAS (Safety of Life At Sea) est dédiée à la sécurité des hommes en mer.
Ce manuel doit exister en huit exemplaires à bord et être disponible à la lecture pour tout navigant. Il doit régulièrement être mis à jour (d’où sa forme de classeur) en fonction des évolutions des matériels de sécurités disponibles. Le Second doit vérifier régulièrement la présence des 8 exemplaires, leur intégrité et leur mise à jour. La dernière révision de celui que j’ai entre les mains date du 25 juillet dernier.
On y trouve :
- Rôle d’évacuation, rôle de lutte incendie et autres urgences (pollution par hydrocarbures, collisions, etc.).
- Tout ce qu’il faut savoir sur le fonctionnement des gilets de sauvetage, au nombre de 20, dont 3 modèles “enfant”, le tout illustré de nombreuses photos prises à bord.
- Tout sur les combinaisons de survie (qui doivent pourvoir être enfilées en moins de 2 minutes). Il y a en a une par cabine, soit 50, + 1 à la passerelle pour les exercices, taille unique (50-120 kg), modèle “Seastep”-Cdt Rigolet par Cotten.
- Description étendue et utilisation des 2 canots de sauvetage, canots de 7,925 m, d’une capacité de 50 personnes chaque.
- Puis viennent les radeaux de survie (2 x 20 pers. + 1 x 15 pers. + 1 x 6 pers.).
- Les divers équipements radio (transpondeur radar, balise EPIRB, postes VHF-GMDSS d’urgence).
- La pyrotechnie et sa manipulation (fusées parachutes, torches, fumigènes, etc.), le lanceur de ligne.
- L’utilisation des bouées (10 à bord de divers modèles).
- Les signaux de détresse.
- Un très long chapitre sur l’hypothermie, les soins à apporter à un noyé et des photocopies d’un manuel de survie en mer.
15 h 20. Gros coups de roulis, il vaut mieux avoir le réflexe de s’agripper au premier truc fixe à portée de main. Je ne savais pas que des navires de cette taille pouvaient rouler autant, impressionnant. Je comprends maintenant comment certains arrivent à perdre des conteneurs… J’ai bien failli à un moment être éjecté de ma chaise et j’ai dû me coucher sur la table en agrippant fermement les rebords pour ne pas être emporté et pour pouvoir en même temps retenir mon cahier, mon classeur et mon cendrier. À entendre la bordée de jurons roumains entendue non loin de là, je suppose que d’autres ont été aussi surpris. Ai-je déjà écrit que lors de la précédente traversée, le téléviseur du salon passagers, pourtant bien fixé, s’est libéré de ses amarrages et s’est brisé au sol ?
17 h 00. J’ai découvert dans un recoin à bâbord de la timonerie que c’était un vieux PC sous Windows 98 avec WinAmp qui faisait la radio du bord 24 h sur 24.
Il y a pire : par suite de ce long confinement — tout au moins lorsqu’il affecte les simples matelots — il naît d’autres vices, si abominables que l’on n’ose même pas y faire allusion. On connaît la conduite dépravée que mènent trop de matelots lorsqu’ils sont à terre; mais ce que certains deviennent, lorsqu’ils sont complètement privés des plaisirs facile d’un port, peut à peine être imaginé par des terriens. Les péchés qui provoquèrent la destruction des villes de la plaine, subsistent encore dans certaines de ces cités flottantes, ces Gomorrhes aux murailles de bois. Plus d’une fois, des hommes vinrent exprimer des plaintes devant le mât, à bord du Neversink, mais l’officier de quart se détournait d’eux avec dégoût, refusait d’écouter et donnait l’ordre au plaignant de se retirer de sa vue. On trouve sur les vaisseaux de guerre des maux qui, comme le drame familial secret de Horace Walpole, ne pourront jamais être représentés, ni lus, ni même évoqués. Le terrien qui n’a jamais lu La Mère Mystérieuse de Walpole, Œdipe roi de Sophocle, ou l’histoire du Comte Cenci de Rome qui a inspiré un drame au poète Shelley, laissez-le prudemment dans son ignorance d’horreurs encore pires que celles-là, et abstenez vous à tout prix d’essayer de soulever ce voile.
Herman Melville, La vareuse blanche.
Dois-je comprendre que l’on pouvait se faire violer, se faire sodomiser à bord des navires de guerre américains du début des années 1840 ? Oui, c’est bien le tabou dont parle l’auteur de Billy Budd.
Ce Landless était vu d’un bon œil par les officiers qui l’avaient surnommé “l’heureux Jack”. Et ce sont justement des gens heureux dans le genre de Landless que la plupart des officiers font profession d’admirer — des individus sans vergogne, sans âme et si dépourvus du moindre sentiment de dignité humaine, qu’à peine peut-on encore les considérer comme des hommes…
Au contraire, lorsqu’il s’agit d’un marin qui possède apparemment du sens moral et dont l’attitude révèle une dignité intérieure — alors, c’est lui que souvent ils prennent en grippe instinctivement. Pourquoi ? Parce que cet homme est pour eux un reproche permanent, constant, échappant par la pensée à leur autorité. Sa place n’est pas sur un navire de guerre et ils ne veulent pas d’individus de cette sorte. Ils voient de l’insolence dans sa liberté virile, et du mépris même dans son maintien. Il leur est aussi insupportable que le serait un nègre d’Afrique, droit de corps et d’une haute élévation morale, pour un planteur habitué à surveiller des esclaves.
[Ibid.]
19 h 00. Nous avons cessé de rouler. Nous devons sans doute être à l’abri des côtes de Terre-Neuve.
20 h 00. Il y avait longtemps que je n’avais pas aussi mal mangé. Les repas deviennent des épreuves, sans compter la compagnie des autres passagers… Ce soir, nous avons frôlé l’infâme, un Italien se serait jeté à la mer rien qu’à la vue de nos spaghettis.
Je ne sais pas comment la conversation en est arrivé là, mais j’ai parlé de bar mitsvah, et, à ma grande surprise, mes “hébreux” ne semblaient pas savoir ce que c’était.
20 h 20. Écourté ma pipe digestive, trop froid.
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