Dimanche 14 - Golfe du Saint-Laurent
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4 h 00. Réveil matinal. Ce doit être l’excitation de l’arrivée qui commence à monter.
5 h 00. Douche.
6 h 00. Je monte à la timonerie. Le Second m’offre le café. Il fait encore nuit. Nous arrivons dans le Cabot Strait, entre Cap-Breton (Nouvelle-Écosse) et Port-aux-Basques (Terre-Neuve), porte d’entrée sur le Golfe du Saint-Laurent. Adieu Océan Atlantique.
6 h 15. 47° 18’ 39” N - 58° 48’ 3” W. Nous faisons 20 nœuds, cap au 296. La température de l’air est de 1,5° C, celle de l’eau de 7,4° C.
Vers 11 heures, nous passerons au NE des îles de la Madeleine. Peut-être apercevrons-nous les Rochers aux Oiseaux… En fin d’après-midi, nous longerons l’île d’Anticosti par le détroit d’Honguedo, pour enfin embouquer dans le fleuve Saint-Laurent pendant la nuit.
6 h 30. Par 4 quarts tribord, nous voyons les lumières de Port-aux-Basques. Et, à droite, Rose-Blanche, par le travers, Grand-Bruit… Sur bâbord, hors de portée de vue, il y a l’île Saint-Paul et le Cape North.
À l’Est, derrière nous, le ciel rougeoie légèrement au niveau de l’horizon, signe de l’aube. Le Second entre en relation avec la régulation du trafic maritime, sur le canal 11 de la VHF. Une voix de femme emplit la timonerie.
Le Second parlera en anglais, car il est incapable de comprendre la langue parlée au Québec, et son français, pourtant très bon, n’est pas non plus bien compris des Québécois. C’est bien dommage de parler une même langue et d’être obligé de communiquer en anglais. Je lui ai raconté ma mésaventure à l’aéroport de Dorval, où j’avais été obligé de parler en anglais au douanier car nous n’arrivions pas à nous comprendre en français.
Le petit matelot, brun, trapu et moustachu, passe avec délicatesse une balayette sur les pupitres de commandes, comme s’il époussetait de précieuses icônes. On distingue de la neige sur les hauteurs de Port-aux-Basques. Dehors, sur l’aileron au vent à bâbord, sur lequel je suis sorti tenter de prendre quelques photos, on a la sensation de congeler sur place. Je n’ai plus l’habitude du froid.
7 h 20. Nous avons Port-aux-Basques pile par le travers.
7 h 30. Petit-déjeuner. Je me précipite sur les charcuteries et le fromage, je meurs de faim. Il y a des petits pains au chocolat, c’est dimanche.
8 h 00. Il neige ! Visibilité réduite.
8 h 30. Dans ma cabine, à écrire les lignes qui précèdent. Mes norvégiens sont vraiment bruyants, ça gueule, et même ça chante dans la coursive, ça claque les portes. Ne savent-ils pas qu’à bord d’un navire en mer il y a toujours quelqu’un qui dort ? Mais non, ils sont là, centre du monde et tout leur est dû. Comparativement, les hollandais sont très calmes.
Il neige toujours, on ne voit pas à plus d’un quart de mille. Mais la neige ne tient pas sur le bateau qui est recouvert d’une pellicule de sel.
9 h 00. Entre la tempête de neige, la lumière blafarde et la corne de brume, l’ambiance est assez lugubre.
10 h 15. Il neige moins, la visibilité s’est un peu améliorée.
10 h 50. Nous allons passer les îles de la Madeleine, situées à 19-20 milles sur notre bâbord.
48° 04’ 20” N - 60° 47’ 70”, cap au 301, 19 nœuds. Air : 1,1 °, eau : 7,1°.
C’est étrange comme j’ai le sentiment, à avoir fait cette traversée de la vieille Europe au Québec, d’une certaine continuité, contrairement à un voyage en avion qui représente une brusque rupture entre deux mondes. C’est assez indescriptible et les mots me manquent. C’est comme si j’avais aboli le divorce entre les deux rives de l’Atlantique, que je n’y percevais plus qu’un continuum. Et que finalement, ici ou ailleurs, j’étais toujours un peu chez moi.
Il est bon de “voyager” au lieu de se faire “transporter”, voire “télétransporter”. L’espace et le temps deviennent plus tangibles, préhensiles, plus réels dans leurs étendues. Et le temps accordé au voyage, cette suspension entre deux points, est un temps riche de sens. Nous devrions tous ré-apprendre à voyager, plutôt que de picorer la planète comme le menu d’un fast-food.
13 h 00. Il est midi, nous sommes à TU-5, heure de Montréal. Nous avons parcouru 2 925 milles depuis Hambourg, et il nous en reste 359 à faire. Le pilote des Escoumins est prévu demain matin à 8 heures, ce qui laisse présager une arrivée à Montréal le 16 vers 4 heures du matin.
Nous sommes entrés dans le beau temps.
13 h 35. Nous avons par le travers la pointe Heath, l’extrémité orientale de l’île d’Anticosti, à 34 milles. On distingue le trait de côte à l’horizon.
16 h 00. Nous sommes dans le détroit d’Honguedo, entre Anticosti et la Gaspésie.
Sur la carte, je découvre dans le détroit de Jacques Cartier (de l’autre côté de l’île) les Mingan, un chapelet d’une douzaine d’îles qui bordent la côte Nord. À leur Ouest, on trouve les mystérieuses îles aux Perroquets. Ces volatiles sous ces latitudes ? La toponymie de la côte laisse rêveur : Pte du Sauvage, Pte Paradis, Pte aux Morts…
Nous sommes toujours au 301, mais peu après 18 heures, nous passerons au 275°, en accompagnant la côte gaspésienne. Entre 20 et 21 heures, nous pourrons voir sur notre bâbord le feu du cap de la Madeleine. Vers minuit, le Tage entrera dans le Saint-Laurent après avoir contacté les Escoumins sur VHF. Mais je dormirai sans doute à cette heure, impatient que je serai de me lever tôt pour ne rien manquer du fleuve.
16 h 30. La nuit s’est installée. Une inhabituelle agitation s’installe sur la passerelle, je n’y ai jamais vu autant de monde, des silhouettes bruissent dans l’obscurité, discutent, laissent fuser des rires. Aujourd’hui, on dirait que c’est le jour de la solde sur le Tage. Le commandant, à la table à cartes, remet des enveloppes et fait émarger la liste. C’est maintenant une file d’attente d’une dizaine d’hommes qui s’organise. Dans la faible lumière jaune de la table à carte, la seule de la timonerie la nuit, je vois défiler des visages, beaucoup me sont inconnus, ils viennent des profondeurs, des vieux, des jeunes, des tronches de marins. L’ambiance est souriante et détendue. Je me suis calé dans un coin obscur et j’assiste à la scène, invisible, comme un spectateur au théâtre. Les différents acteurs se présentent dans les feux de la rampe, on leur imagine différents rôles, prête différentes personnalités. À l’Ouest, juste au niveau de l’horizon, il y a un très fin croissant de lune rousse. Je sens la fin du voyage approcher.
Morfale : de moc’h, cochon, et fall, mauvais.
20 h 25. Après dîner (pénible obligation), je suis allé brièvement (le froid n’invitant pas au farniente) contempler les lumières de la côte gaspésienne.
21 h 00. Extinction des feux.
P.S. Message du Magoua, 17/12/2004 :
Les perroquets des Îles de Mingan sont des perroquets de mer, alias macareux artiques.
Bel endroit que ces îles avec des eaux turquoises rares sous nos latitudes.