Entretien avec l’OpenWeb Group (2006)
En 2006, l’OpenWeb Group a posé des questions à différents professionnels en agence web ou en SSII (société de services en ingénierie informatique) sur leur approche, leur vécu et leur façon d’utiliser et de produire du code standard et accessible.
OpenWeb — Bonjour, vous travaillez dans une agence Web, pouvez-vous nous en dire un peu plus à votre sujet ?
Laurent Gloaguen, Cosmic Communication — En fait, Cosmic Communication n’est ni une agence Web, ni une SSII. C’est une agence de marketing-communication traditionnelle dotée d’un département Web que je dirige. C’est-à-dire que nous parlons avant tout de promotion des ventes, de résultats, d’objectifs commerciaux, avant de parler de média spécifique, d’outils et de technologies. Mais il se trouve que l’activité Internet y prend une place de plus en plus importante, et nous mène parfois à sortir du cadre historique des activités de l’entreprise avec des missions assez techniques.
Je travaille chez Cosmic depuis une douzaine d’années et j’y ai été chargé de la création du pôle Internet en 2001, afin de répondre aux attentes de nos clients habituels. C’est en effet à partir de cette époque qu’il est devenu courant d’avoir un volet Internet dans une opération de communication (courriels, bandeaux publicitaires, mini-sites produits…). Comme j’étais féru de Web depuis longtemps, tout le monde a considéré naturel que je prenne en charge le développement de cette nouvelle activité.
À titre personnel, j’ai un parcours assez diversifié, puisqu’il passe par la photographie, la production de concerts, la distribution de disques, la PAO, le marketing, la publicité, et bien d’autres choses encore. La passion de l’informatique, et plus tard du Net, ayant toujours été une sorte de toile de fond et un support à mes activités.
Pourriez-vous nous parler de vos récentes réalisations conformes aux standards ?
Nous avons livré cet été la nouvelle version du site de Cetelem et nous en sommes très fiers, malgré que nous ayons dû la produire en des temps extrêmement courts et qu’on aurait sans doute pu encore mieux faire. Je crois que c’est le premier site marchand grand public de cette ampleur en France à passer au XHTML-CSS et respectant les standards. Ce site est d’une importance stratégique majeure pour Cetelem, puisqu’il réalise 15 % de sa production de prêts personnels. Avec plus de 500 000 visiteurs mensuels et potentiellement clients, on n’avait pas le droit à l’erreur, ni dans le processus de vente ni dans la réalisation technique. Avec ce genre de site, les sanctions sont immédiates et se traduisent du jour au lendemain par une baisse de chiffre d’affaires. Et quand il s’agit de millions d’euros, ça ne rigole plus du tout.
En refaisant son site, Cetelem souhaitait améliorer sa charge de maintenance et de contrôle qualité. Aujourd’hui, ils estiment avoir divisé cette charge par au moins deux, sans parler du poids des pages et de biens d’autres aspects en termes de performance. Je peux ajouter que chez le leader du crédit à la consommation, la décision de passer aux standards, ce n’est pas de l’art pour l’art, ce n’est pas du mécénat éclairé, même s’il y a beaucoup de passion dans leurs équipes, ce sont vraiment des décisions prises à la lumière du business.
Nous avons également livré le site d’un important groupe maritime français : Bourbon. Et nous avons en portefeuille pas mal de sites de collectivités et de PME plus modestes, mais réalisés avec le même niveau d’exigence. Notre planning est bien rempli et on en est presque à se montrer sélectif dans le choix des dossiers.
Si vous aviez un site personnel, serait-il conforme aux standards ?
Non seulement, j’ai un site personnel, mais j’en ai même plusieurs… j’ai à titre privé pas mal de passions et quand on aime, on ne compte pas… et il va sans dire qu’ils sont bien sûr tous conformes aux standards. En fait, ces sites perso m’ont souvent servi de terrain de jeu et d’apprentissage…
Migrer vers les standards
Cela fait-il longtemps que votre agence fait des sites conformes aux standards ? Qu’est-ce qui vous a poussé à cela ?
Ça a commencé doucement en 2003. Avant, les CSS n’étaient pour nous qu’un moyen d’affecter du style à des textes, et de faire quelques gadgets visuels, comme des fonds de page fixes. Je ne savais même pas qu’il était possible de faire une maquette entièrement en CSS… Quant à savoir ce qu’était un “doctype”, c’était pour moi juste une ligne complètement obscure et facultative que certains éditeurs s’obstinaient à vouloir placer, rien de plus. Et si le code était en bas de casse, c’était tout simplement parce que je trouvais cela plus plaisant à l’œil. Pour nous, un site Web, c’était avant tout du “slicing”, du découpage de maquettes Photoshop sous Image Ready… C’est dire comme on partait de loin.
Ma première confrontation avec une maquette au code conforme et entièrement en CSS pour le graphisme, sans “soupe de balises”, je l’ai eu en installant Movable Type en 2002, un CMS de blogues. Je ne comprenais pas comment la mise en page fonctionnait, alors j’ai tenté de bidouiller, je me suis vite énervé, pour enfin me documenter et apprendre sur le tas. Je dois dire que mes découvertes dans le domaine sont très liées à mon expérience du blogue et de la blogosphère. Non seulement, j’étais face à de nouvelles façons de réaliser des sites via les outils de publication, mais aussi, la lecture de certains carnets Web m’apportait beaucoup d’informations précieuses. Je dois énormément à des gens comme Karl Dubost, Tristan Nitot, Denis Boudreau, etc. C’est grâce à eux que j’ai été sensibilisé aux enjeux des standards et des bonnes pratiques de la programmation Web. Sans eux, mon agence produirait probablement aujourd’hui encore des sites “vieille école”, lourds, difficiles à gérer, et bien sûr complètement invalides et inaccessibles…
Comment avez-vous (et votre équipe technique) ressenti/vécu la période de transition qui a peut être suivi ? Où en êtes-vous aujourd’hui ?
La transition a été progressive, en douceur, au rythme des apprentissages. Elle fut vécue comme une évolution du métier positive et très motivante. Une bouffée d’air frais… Aujourd’hui, il y a toujours à apprendre, à perfectionner, et c’est très stimulant.
Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées durant ce changement ?
La seule vraie difficulté, à mon avis, ce sont les navigateurs obsolètes qui sont encore sur le marché. Cela nous oblige à cuisiner les CSS avec des bidouilles, les fameux “hacks”. Ce n’est pas propre et ça fait perdre du temps. C’est même philosophiquement antinomique avec l’esprit de “standards du Web”. Heureusement, le marché s’assainit de lui-même mois après mois.
Cette migration a-t-elle eu des impacts sur votre représentation du Web et de ses services. Si oui, lesquels ?
Le Web est pour moi avant tout constitué d’usages, donc, non, les standards du Web (qui ont toujours existé) et les bonnes pratiques de développement n’ont pas changé ma représentation du Web, juste celle de mon métier, principalement en exigeant un niveau qualitatif supérieur de la production.
Utiliser les standards
N’est-il pas difficile de trouver des gens compétents dans le domaine ?
C’est difficile. Notre dernier recrutement a pris plus de trois mois, c’est long. Le profil type est celui d’un autodidacte passionné, puisqu’il n’existe, à ma connaissance, aucune formation spécifique à l’heure actuelle. Ce sont des perles rares, vraiment rares. Les bons ont déjà un emploi, et je ne suis pas trop partisan de la débauche (rire). Passer une annonce par un canal généraliste (ANPE) donne une idée du marché actuel de l’emploi dans le secteur : des centaines de candidatures d’intégrateurs qui démontrent une totale méconnaissance des standards du Web, de gens qui ne s’intéressent manifestement pas aux évolutions technologiques de leur métier alors que nous avons besoin de personnes curieuses qui soient d’elles-mêmes en état de vieille permanente.
Je pense qu’une personne qui maîtrise vraiment le couple HTML/CSS, les bonnes pratiques du Web, avec un niveau correct en PHP/SQL, a toutes les cartes en main pour trouver un emploi presque immédiatement, même sans expérience pour peu qu’il ait des réalisations concrètes à montrer. Il y a une réelle pénurie en ce moment. Je suis bien heureux d’avoir trouvé, dans le milieu des blogues, de jeunes talents qui sont des gens réellement brillants et motivés.
Quel est l’impact de l’utilisation des standards sur l’organisation du travail dans l’agence ? Cela complique-t-il le travail entre les designers et les développeurs ? Avez-vous imaginé des solutions de travail en équipe particulières ?
Je ne dirais pas que ce fut un long fleuve tranquille au début avec nos “créatifs”. Il a fallu expliquer, dialoguer, encore et encore. Cela dit, si nous étions porteurs de certaines contingences — et il n’y a pas de bonne créativité sans contingences — nous leur apportions aussi des solutions et possibilités dont ils ne connaissaient pas l’existence. C’est là que le travail en équipe prend tout son sens. Il faut être ensemble et travailler en concertation permanente. Il n’y a pas de bon site Web sans un bon tandem créa-développeur, une bonne qualité de dialogue en interne.
Y a-t-il clairement une plateforme de développement (PHP, Java, .NET, ZOPE, Contribute,…) sur laquelle l’utilisation des standards et le souci de l’accessibilité sont plus faciles qu’ailleurs ? Et question inverse : y a-t-il une ou plusieurs plateformes pour lesquelles l’accessibilité des interfaces est plus complexe à respecter ?
Il est difficile de répondre à propos de produits dont nous n’avons aucune expérience comme .NET. Nos développements reposent essentiellement sur PHP-MySQL et sur Ruby on Rails. Nous utilisons aussi des CMS en open source comme Plume. Aucun ne nous pose de problème particulier pour l’utilisation des standards. PHP, Java, Ruby ou Python ne sont que des langages et ne portent pas en eux une prédisposition au “respect” des standards, c’est l’usage que l’on en fait, et je ne pense pas qu’une plateforme de développement soit plus qu’une autre une panacée. Si vous tombiez sur une plateforme qui ne cessait de vous mettre les bâtons dans les roues, ce serait à coup sûr une mauvaise plateforme, mais je n’en ai pas l’expérience.
Quelles sont vos sources d’inspiration et de formation sur les standards ?
Elles sont multiples. Sur le Web, il faut accepter de se laisser entraîner par la fragmentation du savoir en mille lieux et son corollaire, la sérendipité. Un bon point de départ est constitué par un petit noyau de blogues experts bien connus, de véritables aiguilleurs et veilleurs technologiques.
J’imagine que vous avez aussi des sites anciens et non conformes à maintenir. Comment cela se passe-t-il ? Est-ce plus facile ou plus difficile ? Tentez-vous de faire migrer progressivement le contenu aux standards ?
Beurk, c’est un enfer. Les mises à jour de ces sites sont un cauchemar. Et nous les voyons arriver sur nos plannings avec pas mal d’appréhension parce que nous ne prenons aucun plaisir sur ces dossiers. Des reliquats de notre passé que nous devons assumer. Cela dit, il est commercialement difficile d’aller voir un client pour lui expliquer qu’il doit remettre la main à la poche pour refaire son site parce que ce qu’on lui a livré il y a trois ans, c’est vraiment complètement obsolète. Ce qui pourrait arriver, c’est que nous refassions tout ou partie d’un site de notre propre initiative et à nos frais, rien que pour nous alléger la charge de l’entretien à venir. Bref, un investissement en productivité.
Communiquer sur les standards
Votre agence met-elle les standards du Web et l’accessibilité en avant ? Quels arguments avancez-vous ? Quelles sont leurs réactions ? Les compétences en termes de standards sont-elles un atout pour votre agence d’un point de vue technique et/ou commercial ?
Nous les mettons systématiquement en avant, c’est une caractéristique essentielle de notre offre. De toute façon, le client n’a pas vraiment le choix avec nous : nous ne savons plus faire que des sites propres, conformes et accessibles ! Ou plus exactement, car qui peut le plus, peut le moins, nous n’avons aucune envie de faire autre chose, c’est une affaire de passion pour le bel ouvrage.
Nous avons deux types d’interlocuteurs, soit des directeurs de la communication-marketing, soit des directeurs informatique, parfois les deux à la fois. Les premiers se fichent généralement des aspects techniques, ils nous font confiance pour faire les bons choix, et c’est tant mieux, ils ne s’intéressent au produit fini qu’en tant qu’utilisateurs. Si en plus, on leur explique certains avantages induits, indexation de leur site par exemple, ils sont très réceptifs. Les seconds sont parfois plus frileux, surtout dans les cas où ils auront à assurer la maintenance du site livré, car leurs équipes ne sont généralement pas à niveau. Mais il arrive de plus en plus souvent que nous ayons des interlocuteurs en DSI avec qui nous parlons le même langage et pour lesquels aucun effort de pédagogie n’est à faire, pour lesquels il est inutile de leur “vendre” les standards. J’en conclus que nous sommes en train de vivre une mutation à grande échelle, que les mentalités changent, que le monde du développement Web devient plus mature et plus exigeant. Je vois partout des petits signes de changement et c’est très encourageant. En tout cas, cela valide nos choix stratégiques.
Vos clients vous demandent-ils des sites standards et accessibles ?
Oui, bien sûr. C’est généralisé pour les appels d’offres publics de collectivités locales, territoriales (du fait de la réglementation), courant pour les grandes entreprises, mais encore rare pour les PME. Il faut toutefois signaler que si ces clauses figurent dans le cahier des charges, cela ne veut pas toujours dire que le client ait des idées claires et précises sur le sujet. Il y a un côté “air du temps” ou le résultat d’un copier-coller d’autres appels d’offres (courant dans les administrations et collectivités). Il convient toujours de faire préciser le réel niveau d’exigence, et surtout d’expliquer le nôtre. Parce que nous sommes parfois un prestataire emmerdeur…
L’avenir des standards
Quelles sont les principales limites (si elles existent) que peuvent représenter les standards dans les prestations que vous réalisez et suivez chez vos clients (fonctionnelles, techniques, organisationnelles, etc.) ainsi que celles que vous ressentez en interne ?
Outre le fait déjà évoqué que c’est plus exigeant techniquement, la vraie limite, ce sont les navigateurs dépassés qui nous rajoutent une couche de travail avec des “hacks”, des feuilles de styles alternatives, des tests à n’en plus finir, etc. Fort heureusement, la situation change vite en ce moment, le parc évolue, surtout dans le grand public. Il est toutefois regrettable de voir de grands groupes français où Netscape 4 règne encore en maître par faignantise de directions des systèmes informatiques datant du Jurassique. Conclusion, c’est souvent plus facile de faire en “B to C” qu’en “B to B”. Il ne reste qu’à compter sur le temps, et les indicateurs sont aujourd’hui assez optimistes, surtout quand on regarde l’engouement pour un Firefox et que l’on veuille bien croire les promesses de Microsoft.
Ce qui nous manque aussi en production, c’est un éditeur performant et respectueux des standards. Il ne faut pas se cacher qu’aujourd’hui, l’essentiel de notre travail se passe dans un éditeur de texte et que toutes nos CSS sont entièrement faites à la main… Il y aurait moyen de simplifier le travail à ce niveau et d’améliorer l’efficacité.
Comment envisagez-vous — à ce jour — l’évolution de l’implémentation des Standards par les différents acteurs du Web : éditeurs (outil d’édition, navigateur, CMS, etc), intégrateur, etc., et sur quelles thématiques (accessibilité, CSS, XHTML, etc.) ?
J’ai le sentiment que tout va dans le bon sens, même Microsoft y va de ses déclarations de bonnes intentions, c’est dire… Un nouveau CMS qui essaierait de s’installer sans aucune considération des standards, c’est aujourd’hui inimaginable par exemple. Et implémenter les standards, ce n’est qu’un début, la façon de le faire est tout aussi importante.
L’avenir, c’est la facilité, les outils qui mettront les standards à la portée de tous, ceux qui permettront à M. Jourdain de les pratiquer sans le savoir.
Que faudrait-il améliorer dans le domaine des standards ? (Formations, spécifications traduites, obligation légale, plus de tutoriels, améliorer les spécifications, les navigateurs ?)
À mes yeux, avant tout la formation. C’est indispensable pour la diffusion des standards et des bonnes pratiques. Quant aux obligations légales, je ne suis pas pour. C’est aux standards de s’imposer d’eux-mêmes grâce à leurs bénéfices indéniables. J’ai toujours tendance à préférer la carotte au bâton. OpenWeb fait partie de la botte de carottes.