Le soleil envahit mon univers. Il trace un long rectangle blanc, éblouissant, sur le sol dallé. Les nuages de l’orage moribond, dans leur fuite insensée, s’interposent une dernière fois entre lui et moi.
Ils représentent l’arrière-garde d’une armée en déroute.
Amoureux de l’horizontale, paisiblement étendu sur un lit, j’observe avec curiosité les reflets mouvants du ciel sur les pierres polies.
Bientôt, au zénith peut-être, les sources du jour retrouveront la limpidité. Elles déverseront en cascade une lumière bleue et dorée.
Auparavant, l’aube grisaillait : un bel orage équatorial s’étalait au matin comme un pays montagneux. Une masse rocailleuse laissait pendre de ses flancs une foudre arborescente, jaillie du plus sombre et plantée dans la terre.
Je me trouvais au balcon lorsque les premières gouttes ont roulé sur la poussière cendrée du jardin. Sans se fondre d’abord. Puis elles se sont incrustées dans le sol qu’elles mouchetaient de brun.
J’ai savouré le plaisir d’imaginer la campagne, ma campagne, à peine tracée en marge des collines boisées, surpiquée de perles d’eau… Prête, l’espace d’un soupir, à fondre sous l’orage.
J’ai senti l’averse en moi bien avant qu’elle ne tire un premier rideau sur les ombres mauves. Les maisons blêmes s’évanouirent. Le cœur tonnerre et les yeux noyés, j’écoutai parler le zinc du toit et chanter les gouttières.
La marée céleste s’engouffrait dans les caniveaux qu’elle débordait aussitôt. Elle hissait sur son dos des îles de boue et de feuillage. Quelques animaux également, surpris, le poil défait : des chats, des rats, ballottés côte à côte. Des oiseaux aux ailes brisées, battant l’eau de détresse.
Un flot ocre empruntait le lit des routes, il bouillonnait entre les haies. Parfois, un écueil nouait le fleuve improvisé. Un remous découvrait le cadre tordu d’une bicyclette, une vague révélait l’agonie convulsive d’une chèvre décolorée. Il passait aussi, par paquets, des objets informes, inclassables, qui restaient accrochés aux barrières.
Lorsque la chaleur retombera, pesante, une fois épuisée la tornade, ces épaves mêlées de boue cuiront en quelques heures et arrondiront les talus.
Passé le premier déluge, l’émotion de ce matin de pluie s’est faite d’une plus rare délicatesse. Modelée par ses doigts caressants, ma sensibilité s’abandonnait à l’ondée des mots et des images :
Un lac immobile capturait le ciel. Une aube s’éternisait. Le silence, celui des hommes, laissait parler le monde.
À présent, mon cœur détendu pressent l’épanouissement du jour. Les dalles ensoleillées ont un éclat insoutenable. Il ne reste de l’orage matinal que le souvenir d’un vécu torrentiel. Paupières mi-closes, la ville sèche au soleil. Elle somnole, rendue nonchalante par le vent bas qui égoutte les frangipaniers et agite les palmes sous les fenêtres. Un calme puissant s’impose aux collines qui longent le fleuve, parmi l’éboulement cubique des maisons, tournées vers la mer qui scintille au loin, à l’embouchure. La géométrie des toits de tuiles ondule comme un mirage.
Il faut attendre la nuit.
Ce soir, la ville sera peau de léopard, brune et rose. Elle finira par se noyer dans l’ombre de la mer. Sur les hauteurs, une façade gardera la lumière, puis s’éteindra sous les cendres.
L’air brûlant remontera les rues. L’haleine fauve de la pierre, les murs tièdes, les automobiles accostées au trottoir. La brise au travers des claustras, la pénombre à l’abri de la véranda, quelques chaises au bord des terrasses. La ville se disposera à l’oubli du jour. Ce sera l’heure des craquements : le bois, les maisons, la raison se fêleront. Tout ce qui avait lieu d’être visible et cohérent prétendra à la mort.
Ce sera l’heure de la mer.
J’irai boulevard de la Plage. Près de l’Hôtel illuminé, édifié à même le sable, que les plus grandes marées menacent, j’égarerai mon pas entre les dunes et la lisière frémissante de l’océan. Je déplierai une de ces chaises longues qui agrémentent le séjour estival. Sa toile humide, assouplie par la fraîcheur nocturne, boursouflée par l’effort de toujours supporter le monde distendu, tremblera aux humeurs du vent d’aval.
Installé pour la nuit, délivré du sommeil, je fermerai les yeux désormais inutiles. J’écouterai la plage monter à l’assaut de mon île, ses vagues minérales prolongeant l’océan. En moi coulera la nuit. Je serai source de cette nuit-là dont l’essence répandue sur le sable submergera les murailles hâtives des châteaux enfantins. Elle creusera un lit, inondera la mer et engloutira l’horizon. Ses étoiles à la dérive, l’univers échouera.
Enfin, un grand calme se fera jour. Le matin brisera à nouveau à l’orient du ciel. Le vent se fera respiration.
Les blanches et les noires du sable pulvérisé s’ajusteront à la portée du temps.
Un grain de mica brillant figurera le silence.