Le long des vagues aux si blanches ondulations, court sur quelques kilomètres rectilignes le boulevard de la Plage, dont c’est le rôle et le plus noble usage, d’offrir une passerelle aux vivants, à la frontière du pays rouge dont je suis et des territoires mouvants que la mer occupe. Deux voies goudronnées de mauve, séparées d’un terre-plein saupoudré de fleurs et de plantes grasses, déroulent une perspective jusqu’au ciel marbré et conduisent le voyageur à la marge du monde. En un point médian, que chacun situe aisément sur les cartes mais que l’imagination du promeneur découvre chaque fois plus éloigné, s’arrondit une placette bordée de filaos encore jeunes, au centre de laquelle trône superbement la statue en pied de Christophe Colomb. Porteur du drapeau royal et risquant une jambe conquérante au-dessus du socle de bronze, l’illustre navigateur défie le vent de la mer et envisage l’horizon qui moutonne, quêtant sans relâche le signe d’une terre nouvelle aux confins du grand océan. Il a le regard de l’indifférence pour les automobiles en maraude à la nuit tombée, il arque un sourcil méprisant au passage des cargos qui prennent l’alignement de la passe et remontent le fleuve, jusqu’au port. Le Christophe Colomb du boulevard de la Plage est d’une structure légère, moulage mal ébarbé d’un original célèbre qui symbolise l’atterrissage, un beau jour d’octobre, du futur Amiral en quelqu’île d’Amérique Centrale. Par quelle ironie du sort est-il venu s’échouer sur nos rivages orientaux, ici, à dix mille lieues des Amériques où des hommes dorment encore profondément quand les nôtres se lèvent ? On dit en ville qu’à ce propos ce sont des Américains, levés un peu plus tôt que les autres, qui débarquèrent voici quelques années d’un avion argenté et nous offrirent ce Colomb anachronique, pour les besoins d’un film tropical. Le scénario détaillait les horreurs perpétrées par un odieux dictateur caraïbe à l’encontre de la dignité humaine. En raison de la délicatesse du sujet et de son orientation, le tournage pouvait difficilement s’effectuer sur les lieux mêmes du forfait.
Nous avions déjà le soleil torride, les palmiers balançant à la brise du soir, l’architecture fin de siècle à l’ombre des bougainvillées. Et les faubourgs populeux que la poussière habille, tandis que l’ombre recueille la misère… Il n’y manquait rien, sauf C. C., comme l’ont d’abord appelé les amoureux pour caractériser leur point de ralliement puis, par extension et pour la commodité du langage, toute la population urbaine et les matelots de passage : «Rendez-vous sous la statue de C. C.» avait un sens commun et relevait de la banalité. Et si le film est oublié, Christophe Colomb nous est resté, témoin muet d’amours innocentes, aussi capricieuses que le temps. Certains après-midi de décembre, lorsque fléchit le jour et que la mer monte au calme, je gagne la place Christophe Colomb et j’y range ma voiture alentour du rond-point. J’adresse un tendre sourire à ceux que je croise, solitudes provisoires que l’espérance piétine avec impatience ou couples déjà formés sur l’herbe, sans jamais chercher à m’attarder car je crois en l’avenir ébauché en marchant.
Je marche donc, main à la poche ou ballant de côté, sur le trottoir qui longe la plage et que nul parapet ne protège des dunes herbues dont, vague à vague, la marée vient noyer le goudron. Lorsqu’il a plu de toute la semaine, les creux de sable conservent l’eau tombée du ciel sous la forme de petites mares tapissées d’une mousse gluante, véritable jungle aquatique où prennent plaisir à se réfugier grenouilles et serpents. À l’approche du soir, parmi ces forêts naines et sous ces océans volatiles, le peuple des batraciens chante et s’interpelle, cède un silence en présence d’un étranger puis reprend ses conversations incompréhensibles. Leur rumeur, qui me précède et poursuit, rythme ma course d’une certaine émotion palpitante que j’accorde naturellement à la douceur qui enivre. Les couleurs, tout à l’heure si marquées, se subtilisent des nuances et tendent à fondre en l’absence du soleil dont la source s’est tarie à l’horizon marin. De l’autre cardinal, derrière une plantation de niaoulis qui dispense ses effluves poivrées, la nuit trouve lentement son chemin et grise les contours qui me cernent : elle s’annonce d’un murmure, le chœur vibrant des montagnes et des plaines dont elle a fait son lit. Je la sais bientôt mugissante, roulant comme un torrent les blocs que l’on croyait inamovibles et les petits galets usés, musicienne et reine d’une diversité figée par la lumière solaire.
Je marche à contre-courant, j’enfonce les flots d’ombre que déverse le ciel. Bientôt, l’épaisse chaleur diurne qui heurte mon front et comprime mes tempes cédera à la fraîcheur océane : une fluidité apaisante fera du moindre effort l’amorce d’une délivrance, la promesse d’un gain précieux à l’oubli. Les grenouilles ont compris l’instant comme j’ai laissé mourir mon erre, leurs coassements s’espacent et ma raison s’efface.
La mer est étale et pèse sur la terre. Il me suffit de fermer aux yeux, désormais inutiles entre chien et loup, l’écran trouble du monde. Plus rien n’est visible et tout me devient donc perceptible autrement. Je devine en mon corps, le corps d’un moment inconnu : ce bruissement régulier, mon cœur arborescent que caresse l’air du large ; ce voile subtil, ma peau abandonnée au scintillement de midi telle l’étendue sillonnée ; enfin cette douceur qui m’aspire…
Mais une vague éclatée par la grève présage la rupture : je redeviens semblable à mes yeux. La lune relève ses jupons frangés d’écume et le reflux de marée noie mes derniers silences.
Je marche plus vite maintenant. Il n’est plus rien de différent et je succombe lentement à mon indifférence. L’extraordinaire fourmillement des astres au-dessus de ma tête, le halètement du fleuve qui s’essouffle à charrier tant de boue et de charognes, ne m’arrachent pas un cri. Je les perçois tels qu’ils doivent être, c’est dire que je ne leur prête plus attention. Le boulevard n’exerce plus son attrait infini et j’ai hâte d’en finir. Il se termine en cul-de-sac, à la Pointe des Portugais, où l’ancienne route reprend ses droits. Cette route, creusée d’ornières, traverse le dédale des usines désaffectées et des entrepôts effondrés, seuls vestiges d’activité du vieux port, avant d’aboutir au wharf. Le wharf lui-même ne présente aucun signe particulier susceptible de le signaler à l’admiration de ce siècle. Avancé de trois cents mètres en mer, il porte le nom de l’ingénieur allemand qui l’a conçu, un certain Wetterhorn, ce dont personne n’a souvenir. Le même Wetterhorn a probablement bien exécuté son travail et en a soigné la mise en œuvre puisque l’ensemble résiste aux années et retire son charme de leurs outrages.
Aujourd’hui, je le considère d’un œil humide, empreint de nostalgie. Il est de ces lieux auxquels je ne viens que pourvu d’une âme voyageuse et chercheuse d’au-delà, l’âme des états où s’opposent sérénité et adversité… ou, si l’on préfère s’abreuver de mots moins ronflants, c’est un lieu de prédilection, celui qui m’apporte la prédiction. Il a beaucoup vieilli et j’ai bien changé entre-temps, mais notre attachement reste le même : il me supporte, bien que les piliers d’acier aient rouillé et que le plancher, par endroits, tende des pièges aux pas inhabitués. Pour ma part, je le foule d’un pied confiant car j’ai pris la mesure de sa décrépitude. Voici dix ans qu’il ne fonctionne plus, dix ans déjà que les installations portuaires ont été déplacées sur le fleuve : désormais les cargos n’attendent plus au large le va-et-vient des barges de débarquement qui les délestaient de leur cargaison et qui nous approvisionnaient en produits exotiques. Tissus, machines huilées, fruits duveteux et bois d’ailleurs… Les barges approchaient du wharf fardées d’écume et le vent, à les frôler, se parfumait d’un soupçon étranger, d’odeurs immédiates que l’imagination celait avec gratitude. C’était pour moi un bien plus précieux de les sentir venir à ma rencontre que d’en éprouver plus tard la réalité géométrique à l’ombre des hangars où caisses et ballots mêlaient leur origine.
Enfant, je courais sur ce wharf jusqu’à son extrémité, malgré les cris de ma mère, inconscient du danger qu’il y avait de courir sur un balcon au-dessus de la mer s’il ne s’y trouvait pas de rambarde pour en marquer la frontière. Afin d’exciter ma peur, on m’avait bien parlé des requins, habitants des grandes profondeurs, dont le cerveau n’était pas plus gros qu’une main fermée mais qui, d’un bâillement, avalaient l’homme le plus intelligent et avec lui, ses chaussures et sa montre. On m’avait montré, du doigt, de la voix, la valse des grues dont les longs câbles d’acier, tendus au-dessus de nos têtes, menaçaient selon les lois statistiques de céder un jour ou l’autre.
Il en aurait fallu plus pour m’impressionner durablement, je courais sans cesse comme je marche aujourd’hui, heureux d’appartenir pour l’heure au monde lumineux de la mer.
Curieuse sensation que procure le wharf d’un éblouissement qui délivre, d’un vertige qui égare la pesanteur à laquelle nous sommes sujets. Ici je me sens complément, flotté par les eaux et joué du vent, je deviens élément… J’évite en général, comme ce soir, d’exposer ma complicité aux arêtes vives du plein soleil. Je préfère la tombée des heures et l’accalmie qui s’ensuit. À l’évaporation quotidienne, succède le recueillement nocturne d’une paix plus précieuse que le sommeil. Mon firmament se couvre de rosée, il n’est à mon ciel d’étoiles immobiles. La mer embaume en se retirant… Mes yeux, impatients de scruter l’invisible, fourmillent de lumières blanches et rouges et se ferment, lassés, au passage des météores. Si je sais attendre et ordonner mes visions, j’apercevrai peut-être une lueur clignotante, l’éclat d’un point éloigné, la palpitation d’une solitude vouée à l’océan dont le large m’apporte le signal. J’imaginerai alors qu’il existe là-bas un Christophe Colomb de chair et de sang, perdu comme moi parmi les scintillements, et qui vient s’assurer de ce dont nous sommes faits…
Depuis qu’est franchie la lisière du jour, ce moment bleu peuplé de grenouilles, je me tiens comme à l’accoutumée à l’extrémité du wharf, assis sur les dernières planches au-dessus du vide.
La mer s’épuise en vaguelettes et découvre les marécages, du fleuve monte l’odeur de la vase remuée.
Il est temps de revenir, d’aller par la nuit retrouver le boulevard, la statue, l’automobile.
Dans ma course aveugle, je frôle les entrepôts délabrés qui laissent filtrer leur lumière sourde des verrières effondrées. Ils abritent un peuple clandestin que le jeu réunit en une même passion. Ce sont les hommes et les femmes, pauvres et riches, que la mort fascine quand elle se met à nu.
Des coqs s’acharnent jusqu’à l’aube, en un combat singulier, à se terrasser et faire voler leurs plumes. Les joueurs font cercle autour des feux et attendent une délivrance de l’agonie du vaincu. Lorsque, franchissant les décombres et passant sous une dernière voûte, l’on parvient à la salle où elle se tient, l’assemblée accroupie paraît pétrifiée et muette, comme suspendue aux lèvres d’une divinité qui, d’un souffle, a le pouvoir de lui rendre la vie. Ce souffle rendra vermeil le sang répandu, il exaltera la plainte d’une gorge rauque et d’un corps enfiévré, il décuplera la transe que l’alcool a véhiculée au long des heures dévidées : certains s’en délectent et les mangent crues, d’autres s’affaissent, tout simplement épuisés de la beauté du divertissement. C’est, ma foi, un peuple bien étrange qu’abritent ces cavernes d’acier.
Au passage, sa proximité m’attire : irai-je risquer quelques pièces sur la vie d’un animal de basse-cour ? Ou plutôt vais-je regagner mon lit, ma chambre ?
Dans l’expectative, je marche.