Jeter l’ancre qu’elle se mouille

Ne soyez pas puristes sans raison, vous avez le droit de jeter l’ancre.

Ancre.

Il m’est arrivé à bord de navires d’entendre des marins se moquer de l’emploi de l’expression « jeter l’ancre ». Il se trouve que cette raillerie est en fait infondée. Même s’il peut prêter à sourire de s’imaginer se débarrasser à jamais d’un instrument précieux qui pourtant pourrait à l’occasion resservir…

Certes, il est des circonstances où l’usage de « mouiller » s’impose. Ainsi, le capitaine dira à l’attention du gaillard d’avant : « Mouille tribord ! », et jamais « Jette l’ancre de tribord ».

Mais, les meilleurs auteurs ainsi que les lexicographes maritimes ont toujours accepté l’expression de « jeter l’ancre », qui correspond à l’acception du verbe « jeter » comme envoyer loin de soi en lançant ou en laissant tomber, sans intention implicite d’abandon définitif.

Mouiller ou jeter l’ancre, les deux expressions se renvoient couramment l’une l’autre, à tel point qu’elles sont synonymes.

Les origines de cette suspicion contemporaine à l’égard du jeter d’ancre sont probablement à chercher dans la langue anglaise, chez un Britannique d’origine polonaise, Joseph Conrad.

Dans « Le Miroir de la mer » (1906), l’auteur s’élève contre la propension que les journalistes ont à utiliser l’expression « to cast an anchor ». Ce célèbre texte, traduit en français, devient une charge injuste et inutile contre « jeter l’ancre ».

But the “cast-anchor” trick, with its affectation of being a sea-phrase — for why not write just as well “threw anchor,” “flung anchor,” or “shied anchor”? — is intolerably odious to a sailor’s ear. I remember a coasting pilot of my early acquaintance (he used to read the papers assiduously) who, to define the utmost degree of lubberliness in a landsman, used to say, “He’s one of them poor, miserable ‘cast-anchor’ devils.”

Le traducteur Georges Jean-Aubry avait bien mis en garde dans une note : « Le début de ce chapitre repose sur l’expression anglaise « to cast anchor » qui fautive du point de vue marin, ne peut se traduire que par l’expression « jeter l’ancre » qui ne présente pas le même défaut pour l’usage français. » Mais cette précision d’importance est passée inaperçue et des puristes d’opérette ont pris le droit de frapper d’anathème inconsidéré le jeter d’ancre.

Ainsi, un journaliste comme Patrick Poivre d’Arvor entretient l’erreur de nos jours et écrit dans l’hebdomadaire Paris Match en octobre 2008 :

Olivier de Kersauson est devenu un monument, à son corps défendant, sculpté dans la roche comme le sont les présidents américains. Il vit désormais dans le paradis des requins blancs, juste à l’à-pic de la barrière de corail, tenu à distance des hommes, protégé par leur lagon bleu. C’est à Moorea, à quelques milles de Tahiti, qu’il a mouillé l’ancre (on dit bien mouiller et non pas jeter, nous rappelle Joseph Conrad dans « Le miroir de la mer », parce qu’on ne se débarrasse pas d’une ancre comme d’un vulgaire détritus).

Au moins, Patrick Poivre d’Arvor a le mérite de « sourcer » correctement son erreur. Comme si l’Anglais était bien placé pour donner des leçons de français et comme si après Trafalgar, ses us et coutumes maritimes devaient remplacer les nôtres.

Jacques Bourdé de Villehuet écrit en 1773, dans le « Manuel des marins ou Explication des termes de marine », pour le verbe « ancrer », que « c’est jetter l’ancre dans un endroit où on veut que le vaisseau reste quelque temps ; mais on préfère et on dit toujours mouiller » plutôt qu’ancrer. (Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on écrit jetter plutôt que jeter.)

En effet, c’est le verbe « ancrer » qui n’est plus d’usage. Bonnefoux note à son propos en 1848 que « Ce mot vieillit, et il tend à être entièrement remplacé par Mouiller ».

Auguste Jal, dans son monumental « Glossaire nautique, répertoire polyglotte de termes de marine anciens et modernes » observe que jeter l’ancre « se dit souvent par métonymie; bien qu’on jette plusieurs ancres pour s’établir au mouillage » et que « c’est par ellipse qu’on dit Mouiller; le terme véritable est Mouiller l’ancre. »

Ainsi, nous retiendrons que mouiller, c’est jeter l’ancre, et jeter l’ancre, c’est la mouiller.


Exemples lexicologiques

Avant que de jetter I’ancre, le maître du vaisseau, qui est chargé de cette manœuvre, s’informe du pilote de la qualité du fond de la mer, si ce fond est plein de rochers & de gros cailloutages, ou s’il y a de la vase. Dans le premier cas, on ne jette l’ancre que quand on y est absolument forcé, parce qu’outre qu’elle ne s’accroche pas aisément dans un pareil terrain, c’est que les câbles risquent de se couper, quoiqu’on les soulage avec les tonnes & les poinçons. Voyez ces mots. Et dans le second cas, où l’on craint que la patte ne creuse trop, n’élargisse la vase, & que le vaisseau ne chasse (voyez Chasser), on enveloppe les pattes de l’ancre avec des planches ; & c’est ce qu’on appelle Brider l’ancre. Si, malgré ces attentions, le câble casse, on risquerait de perdre l’ancre, si on ne marquait point en quelque sorte l’endroit où on l’a jettée. A cette fin, avant que de jetter l’ancre, on attache les deux bras de l’ancre avec une corde qu’on nomme Orin, & qui aboutit à un morceau de liège flottant sur l’eau, au dessus de l’endroit où l’ancre est mouillée. On la lève quelquefois avec cette corde ; & on appelle cela Lever l’ancre par les cheveux. Quand on a levé l’ancre, on la place au bord du vaisseau, sur les écubiers, où il y a une pièce de bois nommée Brosseur, à laquelle est attachée une corde qui passe par son anneau.

SAVÉRIEN (Alexandre). Dictionnaire historique, théorique et pratique de marine. Paris, Charles-Antoine Jombert. Tome premier, page 37. 1758.

Jetter l’ancre, c’est laisser tomber l’ancre lorsqu’on est dans une rade pour y arrêter le vaisseau.

DIDEROT (Denis), ALEMBERT (Jean Le Rond d’). Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Genève, Jean-Léonard Pellet. Tome XVIII. 1778.

Par exemple, lorsque Cook partit de l’île de Taïti, en décembre 1777, pour aller faire des découvertes au nord, il découvrit, sur sa route, les îles Sandwich, où il aborda sans difficulté, parce que le courant du pôle sud lui était favorable ; mais lorsqu’il retourna du nord pour prendre des rafraîchissemens aux mêmes îles, il eut ce courant du sud si contraire dans la même saison, que les ayant aperçues le 26 novembre 1778, il mit plus de six semaines à louvoyer pour en atteindre le mouillage & ne put y jetter l’ancre que le 17 janvier 1779.

SAINT-PIERRE (Jacques-Bernardin-Henri de). Études de la nature. Paris, Imprimerie Didot. 1792.

ANCRAGE, s. m. Pour dire, il y a mouillage sur cette côte, on disait autrefois, il y a ancrage : c’est-​à-​dire qu’on y peut mouiller l’ancre : de même, on ne dit plus ancrer, mais bien jeter l’ancre. Voy. Mouiller. On a conservé ce mot, pour désigner le péage qu’on exige des bâtiments qui mouillent sur une rade étrangère ; ils paient le droit d’ancrage : c’est le prix attaché à la permission de jeter l’ancre dans certains lieux, fixé par règlements particuliers des nations maritimes.

JETER, v. a. On jette le loch de l’arrière d’un bâtiment, pour mesurer son sillage ; on jette le plomb, étalingué sur une ligne de sonde, pour avoir le fond. — Jeter l’ancre, c’est larguer la bosse de bout qui la tient suspendue au bossoir d’un bâtiment pour la mouiller, la laisser tomber sur le fond.

WILLAUMEZ (Jean-Baptiste-Philibert). Dictionnaire de marine. Paris, Bachelier, père et fils. 1831.

ANCRER, v. a. Mot peu usité qui signifie mouiller, jeter l’ancre.

JETER, v. a. On jette l’ancre, en larguant la bosse qui la tient suspendue au bossoir, pour la mouiller. — On jette le loch, de l’arrière, pour mesurer le sillage du bâtiment. — On jette le plomb étalingué sur une ligne de sonde pour avoir le fond. — On jette ses canons à la mer. — On se jette à la côte pour s’échouer, etc.

MOUILLER, v. n. Un bâtiment mouille, lorsque après les manœuvres nécessaires, il jette une ancre à la mer, afin que ses pattes s’engagent dans le fond et servent à le retenir dans le lieu où il se trouve, par le moyen d’un câble qui le lie à cette ancre. — On mouille en pagaye, lorsque, dans un cas pressé et imprévu, on jette ses ancres au fond sans avoir cargué et serré ses voiles. — On mouille en affourchant (Voy. Affourcher). — On mouille en s’embossant, lorsque l’organeau de l’ancre qu’on jette à la mer est étalingué non seulement au câble qui passe par l’écubier, mais encore à un grelin qui entre par un sabord de l’arrière, pour placer le bâtiment dans une position déterminée (Voy. Embosser). — On mouille en créance, lorsque la chaloupe porte l’ancre à l’endroit du mouillage et rapporte au bâtiment le bout du câble qui y est étalingué. — Lorsque, deux ancres étant mouillées ensemble, les câbles qui sortent des écubiers, tribord et bâbord, forment un angle d’environ 45°, on est mouillé en patte d’oie ; si les deux câbles appellent parallèlement, on est mouillé en barbe. — Mouiller avec la quille, c’est toucher le fond et y rester échoué. — Mouiller en armée, en escadre, c’est mouiller dans un ordre quelconque fixé par l’amiral.
MOUILLER, v. a. On dit : mouiller un bâtiment, pour exprimer qu’après une manœuvre nécessaire on l’arrête et on le fixe dans un lieu de la mer avec ses ancres. — Mouiller une ancre, c’est la laisser tomber au fond de la mer. — L’impératif mouille! est le commandement de laisser tomber l’ancre en larguant la bosse de bout qui la retient au bossoir.

MONTFERRIER (Alexandre André Victor Sarrazin de), BARGINET (Alexandre). Dictionnaire universel et raisonné de marine. Paris, Au Bureau du dictionnaire de la marine. 1841.

JETER, v. a. To heave, To let go; To throw over board; To cast away, To let cast. Ce verbe a, en marine, plusieurs acceptions particulières qui ne peuvent être mieux éclaircies que par des exemples; ainsi: […] — Jeter l’ancre (To let go the anchor, To cast the anchor), c’est laisser tomber au fond une ancre à laquelle tient un câble, à l’effet de retenir un navire au mouillage. Pour plus amples détails, voy. ANCRE. […]

BONNEFOUX (Pierre-Marie-Joseph de), PÂRIS (Edmond). Dictionnaire de la marine à voile et à vapeur. Paris, Arthus Bertrand. Seconde édition. 1856.

JETER L’ANCRE l.v. Navig. Mouiller sur rade, ou dans un estuaire.

MOUILLER v. Gén. Mettre un bateau à l’arrêt en filant l’ancre.

CONSEIL INTERNATIONAL DE LA LANGUE FRANÇAISE. Dictionnaire de l’océan. Paris, Conseil international de la langue française. 1989.


Discussion

Eh bien je peux te dire qu’aujourd’hui, pour mouiller l’ancre en pays bigouden, y’avait pas besoin de la jeter l’ancre pour la mouiller ! L’eau qui tombait suffisait ;-)

Franck — 19 mars 2010.

Mon souvenir de l’emploi de l’expression “jeter une ancre”, emploi à l’école de manœuvre et de navigation de la Marine Nationale (École Navale à Lanvéoc Poulmic), était réservé aux ancres “à jet” qui sont des ancres secondaires qui servent à embosser le bateau ou empenneler l’ancre principale. Le vieux major bosco, qui faisait l’instruction aux jeunes gabiers dont j’étais, considérait comme une marque de culture que de dire qu’on allait “jeter” une ancre (en général à jas) pour embosser ou pour empenneler l’ancre principale, et non pas se contenter de dire simplement qu’on allait embosser ou empenneler. L’opération nécessitait une embarcation, car ces ancres “à jet” ne pouvaient être mouillées du bord, ce qui peut peut-être expliquer la dénomination “à jet” et donc l’emploi du verbe jeter.

Patrick — 17 avril 2010.

Il faut toujours écouter les vieux boscos :-)

Les ancres à jet sont de moindres dimensions que les ancres principales et sont employées pour procurer des points fixes dans la mer, lors des opérations de halage, touage, ou évitage. On les fait généralement porter par des chaloupes qui les jettent aux lieux indiqués. Le “à jet” signifie le geste et la facilité de leur mise en œuvre. Une ancre à jet se dérape à force des bras (sans démultiplication d’un cabestan).

Quand on en sert pour renforcer l’action d’une grosse ancre, on parle d’ancre d’empennelle.

Mais les ancres à jet n’ont pas le monopole du verbe jeter, comme démontré plus haut. Cela dit, dans un contexte contemporain, on pourrait vouloir réserver l’usage du jeter à celles qui sont effectivement mouillées de la main (ce qui est le cas à bord des embarcations de petite taille).

Laurent Gloaguen — 17 avril 2010.

Écouter les vieux boscos est une chose que l’on apprend vite à l’École de Manœuvre…

Patrick — 17 avril 2010.

Désolé pour mon manque de culture maritime, mais je suis juste une lectrice de romans de pirates et autres, et une question me turlupine depuis un moment : quand un bateau (pas un bateau à moteur, mais un bon vieux bateau à voiles comme un trois-mâts) fait un long voyage en haute mer, est-ce qu’il s’arrête pour la nuit ou est-ce qu’il doit continuer à naviguer ? Je me doute qu’on ne peut pas jeter l’ancre, mais est-ce que relever les voiles suffit à stabiliser le navire et à l’empêcher de partir à la dérive ? Encore une fois, désolé si ma question paraît stupide pour ceux qui s’y connaissent bien en navigation et merci pour vos éventuelles réponses.

Céline — 8 mai 2010.

@Céline : En pleine mer, le voilier continue à naviguer pendant la nuit. L’équipage est organisé en fonction : certains dorment pendant que d’autres assurent la navigation (tenir la barre, orienter les voiles, veiller à ne pas percuter un autre bateau, assurer la sécurité du navire).

On divise l’équipage en deux ou trois parties. De nos jours, c’est toujours trois parties. Un tiers de l’équipage travaille de 20 heures à minuit, un autre de minuit à 4 heures du matin, et le dernier tiers de 4 à 8 heures.

Aux temps anciens, l’équipage était divisé en deux parties (bordées) : les bâbordais et les tribordais. Mais les lois du travail ne permettent plus d’exiger 12 heures de travail par jour (2 x 6 heures). Maintenant, c’est 8 heures (2 x 4 heures). Ainsi, si tu es sur le pont de minuit à 4 heures du matin, tu y reviendras de midi à 16 heures.

On pourrait bien sûr laisser le voilier à la dérive, mais ce serait une perte de temps inacceptable pour un navire de commerce ou tout autre navire ayant une mission à remplir. On ne peut en aucun cas le laisser sans veilleur, car il y a toujours un risque que le temps change, de rencontrer un obstacle potentiellement dangereux (autre navire, épave, iceberg, etc.), ou de tout autre incident comme un départ de feu. Il n’est donc pas raisonnable que tout le monde dorme. Au mouillage, quand le navire est à l’ancre, il y a toujours au moins un veilleur pour surveiller la situation (l’ancre peut déraper, la chaîne casser, etc.).

Un navire dérive presque toujours, même sans vent, à cause des courants marins. Dans certains endroits, cette dérive peut être très importante.

Voilà, en espérant avoir répondu à toutes les questions :-)

Laurent Gloaguen — 8 mai 2010.

Merci beaucoup pour vos réponses, maintenant je me sentirai un peu moins perdue dans les histoires de marins!!

Céline — 9 mai 2010.