Le mal de mer, la loi des quatre F

Le mal de mer est une expérience terrible, qui peut dégoûter plus d’un des joies des océans et de la navigation. Pour s’en prémunir, il faut se souvenir des quatre “F”, les quatre principaux dangers qui vous guettent à bord : le froid, la faim, la frousse et la fatigue.

Mal de mer.
Vomir au bastingage. Photo C. Porter.

Mon expérience en mer m’a confronté à des centaines de cas de personnes souffrant du mal de mer, des passagers occasionnels comme des marins aguerris, des pathologies légères comme des urgences médicales. Par chance, je n’ai jamais eu le mal de mer, et je m’en félicite tant j’ai vu de gens dont le voyage était totalement ruiné par cette expérience.

La loi des quatre F

Il n’existe pas d’explication simple au mal de mer. C’est le résultat de l’effet de plusieurs cofacteurs dont les quatre “F” sont les principaux.

La loi est simple et d’innombrables fois vérifiée. Voici donc les quatre facteurs qui contribuent le plus à l’apparition du mal de mer :

  • F comme FROID
  • F comme FAIM
  • F comme FROUSSE
  • F comme FATIGUE

Éviter le mal de mer

Couvrez-vous bien. Il fait souvent froid en mer, même en Méditerranée au cœur du mois d’août. Vous regardez aux jumelles les estivants nus sur la plage alors que vous portez une laine polaire qui n’a rien de superflu. Le facteur aggravant est bien sûr le vent qui vous refroidit très vite. Habillez-vous toujours chaudement avec surtout une veste coupe-vent et un bonnet (n’oubliez pas que c’est par la tête que l’on perd le plus de chaleur).

Le grand classique de la sortie en mer à la journée est le passager qui arrive sans vêtements adéquats, qui se refroidit sur le pont le premier quart-heure après la sortie du port, et qui va se réfugier dans les intérieurs pour se réchauffer. Son sort est alors généralement scellé. Il réapparaît sur le pont dix minutes après, le teint verdâtre, pour aller vomir dans les plus brefs délais.

Évitez également les coups de soleil et l’insolation. Avec l’effet du vent, on ne sent pas que la peau brûle, les mécanismes d’alerte qui vous protègent généralement à terre ne fonctionnent plus. Pire encore, on peut prendre de terribles coups de soleil par ciel couvert. Combiner les effets du mal de mer avec ceux d’une insolation pourrait être la pire expérience de votre vie. Moralité, couvrez-vous toujours.

Souvenez-vous bien, le froid est le premier ennemi en mer. Au premier frisson, allez vous habiller immédiatement.

Mangez et buvez. Le bon sens marin dit qu’il faut toujours avoir l’estomac lesté, et c’est vrai. La faim prédispose à l’apparition de sensations nauséeuses et l’hypoglycémie provoque des vertiges, c’est déjà le début d’un mal de mer. Les symptômes de la faim sont souvent des contractions gastro-intestinales. Si vous êtes déjà indisposés en raison d’autres facteurs, ces contractions peuvent être fatales.

Moralité, il ne faut pas attendre d’avoir faim. Grignotez régulièrement, d’autant plus si l’activité physique est intense ou s’il fait froid. Toutes les deux à trois heures, prenez quelque chose, au moins un morceau de pain, ou des biscuits, des sucreries, une banane, etc. Évitez les mets trop acides (agrumes par exemple).

N’oubliez pas non plus de vous hydrater. Vent, soleil et effort physique se combinent pour vous déshydrater. N’attendez pas d’avoir soif, il est bien connu que le bon marin est toujours un qui “boit-sans-soif”. Les sodas, avec leur sucre, sont de bons compagnons — vous n’êtes pas à bord pour faire un régime.

Comme le froid, la faim et la déshydratation fatiguent, affaiblissent votre organisme. Tout ce qui vous affaiblit physiquement vous conduit tout droit au mal de mer.

Occupez-vous l’esprit. Dans plus de la moitié des cas, la victime du mal de mer est dans un état de détresse psychologique et si beaucoup, notamment les hommes, ne veulent l’avouer, voire même se l’avouer, la peur est souvent au centre de cette détresse. Par mauvais temps, être plongé dans l’abattement moral et les pensées funestes (nous allons couler…) n’aide définitivement pas. Être à l’affût des moindres craquements du navire pour alimenter la peur que la coque ne se brise est une activité parfaitement contre-productive.

On sait d’expérience que les facteurs psychologiques sont non négligeables dans l’apparition du mal de mer (les tempéraments anxieux sont plus sujets au mal de mer) et votre état d’esprit sera d’autant plus dégradé si vous avez déjà cédé sur les deux premiers “F”, le froid et la faim. De plus, le mal de mer provoque lui-même un désordre psychologique, une sorte de “viscosité mentale qui annihile la volonté” (pour reprendre les termes justes du Cours des Glénans), ce qui ne vous aidera aucunement à sortir de cet état. C’est un cercle vicieux qui peut vous amener très loin dans la déchéance physique et morale.

Il est habituel d’expérimenter le second ou troisième jour en mer un coup de déprime, du genre “Mais qu’est-ce que je fous dans cette galère ? Je serais tellement mieux à terre. Jamais, plus jamais ça.” D’autant plus fort que le temps est mauvais et la fatigue est grande. Revenir dans sa bannette après un quart épuisant, trempé jusqu’à l’os, avec rien qui ne sèche à bord et tout qui est malpropre, peut être une expérience vraiment déprimante. Pour peu que l’intégration à l’équipage ne soit pas encore acquise, vous pouvez vous sentir la personne la plus misérable et seule au monde. C’est aussi un moment où vous découvrez avec une lucidité tranchante que la vie en mer tient du masochisme (tâchez d’oublier cette vérité par la suite).

Le meilleur moyen d’éviter de succomber aux pensées moroses est de s’occuper l’esprit. Sur le pont, c’est de se trouver un travail, au repos, c’est de lire, jouer ou échanger avec quelqu’un. Fuyez comme la peste toute inactivité, tout état d’abandon. Allez donc étudier la mise à l’eau des embarcations de sauvetage, cela vous occupera… et pourrait éventuellement servir. Songez aussi à la pensée réconfortante que si le navire coule, votre mal de mer cessera.

Sachez aussi que si vous cédez au mal de mer, votre détresse psychologique sera multipliée par dix et que le meilleur moyen d’être malade est de faire tourner dans sa tête la pensée “je vais être malade”. Bref, luttez et n’entrez pas dans le cercle de la dépression.

Un fois malade, vous serez réduit au vieil adage “Au début, on a peur de mourir, à la fin, on a peur de ne pas mourir”.

Combattez la fatigue. C’est sans doute le plus difficile en mer. Entre l’activité physique et le nouveau rythme des quarts qui déstructure vos habitudes terriennes, il n’est pas possible d’y échapper. Vous avez bien compris que tout ce qui vous affaiblit physiquement et mentalement contribue au mal de mer. Froid, faim et peur fatiguent, si vous avez fait des efforts sur ces points, vous avez déjà de bien meilleures cartes entre les mains.

Les autres conseils de base

Évitez les intérieurs du navire, restez sur le pont dans la mesure du possible (et même s’il pleut). Le corollaire de ce conseil est bien sûr d’être toujours chaudement habillé. À l’intérieur du navire, sans repères visuels habituels, les mécanismes d’équilibre régis par votre oreille interne sont troublés, et peuvent déclencher des nausées. Au moindre signe nauséeux, allez sur le pont et regardez les seuls éléments fixes de votre univers, l’horizon où les astres.

Évitez les odeurs fortes. Autant qu’il vous est possible, tenez-vous éloigné de la salle des machines, des rejets de gaz de combustion, de toute odeur d’hydrocarbure et… des fumeurs. Les odeurs fortes n’ont pas leur pareil pour déclencher le vomissement. J’ai déjà fait plusieurs fois l’expérience de me poster avec ma pipe au vent de passagers au teint livide et à la démarche hésitante. Cela fonctionne pratiquement à tous les coups, dans les trente secondes qui suivent, l’objet de l’étude libère sa cargaison stomacale en public, sans aucune pudeur.

Évitez les montagnes russes. Vous êtes-vous demandé pourquoi il y avait des seaux pleins d’eau sur le quai d’arrivée des montagnes russes ? Si vous n’avez pas envie d’avoir l’estomac retourné, évitez les sections du navire les plus sujettes à vous donner une expérience similaire à celle des montagnes russes, à savoir l’avant et l’arrière. Autant que faire se peut, demeurez au centre du navire, même si c’est moins drôle. De plus, cela vous évitera de vous faire mouiller inutilement, et donc, d’avoir froid.

Ne restez pas couché. Être couché sans dormir signifie l’abandon au monde de ses pensées, le corps entièrement livré aux mouvements et bon vouloir du navire qui n’a que faire de votre physiologie. À éviter à tout prix même si vous avez lu le conseil opposé dans une source aussi fiable que Wikipedia. Vous concentrer sur les mouvements surprenants de vos organes internes livrés aux débauches cinétiques de la mer n’est en l’occurrence d’aucune utilité, au contraire, et veuillez bien me croire sur ce point. Participez aux manœuvres, trouvez-vous un travail sur le pont, intéressez-vous au sort des autres malades, occupez-vous par tous les moyens possibles. Au minimum, lisez, si cela ne vous rend pas nauséeux.

J’ai parfois l’impression que je n’ai jamais été victime du mal de mer parce que j’étais toujours passionné, intéressé par ce qui se passe et heureux d’être là, quelles que soient les conditions. Bref, pas le temps d’être déconcentré. Je suis persuadé que vous pouvez éviter le mal de mer dans la plupart des cas si vous restez actifs, l’esprit occupé par autre chose que vous-même, respirant le bon air frais sur le pont.

Des médicaments contre le mal des transports comme la Nautamine, Dramamine, Nausicalm, etc., et autres sédatifs et antiémétiques, peuvent aider, mais ne sont jamais suffisants. Au moins 80 % des victimes de mal de mer en ont pris à titre préventif, c’est démontrer leur efficacité. Pour ceux qui jureront devant Dieu que c’est efficace dans leur cas, dites-vous que l’effet placébo est à l’origine de bien des guérisons. L’essentiel, c’est d’y croire, donc ne les démentez pas. Une fois que vous vomissez toutes les 20 minutes, l’absorption de médicaments est tout à fait illusoire.

Cela dit, les patchs de parasympatholytiques (type Scopoderm, agissant sur le système vagal) semblent avoir de bons résultats. Mais aucun patch ne peut vous priver de délaisser les “quatre F” et il ne faut pas oublier de commencer le traitement avant d’être malade. Enfin, ils ne sont pas exempts d’effets secondaires gênants (troubles de la perception, vue, goût, etc.) et sont parfois interdits sur certains navires comme les grands voiliers pour des raisons de sécurité.

Dans tous les cas, lisez attentivement la notice du médicament. Si vous tenez des fonctions pont ou machine, ou que vous avez des activités à risque comme monter dans la mâture, soyez extrêmement prudent avec tout médicament, l’abstention étant souvent la plus sage des options (ça vaut pour l’alcool aussi).

Du côté des remèdes à l’ancienne, il y a le gingembre confit qui a une certaine notoriété, mais c’est peut-être plus l’effet du sucre qu’autre chose (les études pharmacologiques sont nuancées, la plus proche des vraies conditions en mer étant “Ginger root against seasickness. A controlled trial on the open sea”, réf.).

La bonne nouvelle

La bonne nouvelle, c’est que le mal de mer cesse généralement au bout de deux ou trois jours, dans au moins neuf cas sur dix. Vous êtes amariné. Votre organisme a enfin trouvé un terrain d’entente avec les éléments, il s’est adapté.

Il ne vous reste plus qu’à vous préparer au mal de terre, une adaptation inverse, heureusement souvent très brève et bénigne (mais parfois aggravée par des libations excessives dans des commerces du port appelés bars ou pubs).

Avis aux capitaines et chefs de bord

Un mal de mer affectant un passager ou équipier qui dure plus de 48 heures ne doit jamais être pris à la légère, il peut se transformer en urgence médicale majeure.

Le tableau peut virer au cauchemar suivant : la personne alitée, déshydratée, dénutrie, la bouche brûlée par les sucs digestifs, prostrée dans un état d’affaiblissement extrême ne lui permettant pas de se lever, ayant perdu toute volonté, se laisse mourir, car c’est devenu son seul désir. Même un capitaine négrier ne souhaiterait pas ça (d’autant plus que la cargaison, c’est sacré).

Un malade qui persiste à rester couché, réduit à l’état de loque humaine, doit être l’objet de toutes les attentions, quitte à un peu le malmener (le forcer à sortir, à boire, à manger, à se laver, etc.). Il ne faut pas céder à la pente naturelle qui incline le malade à l’isolement et la prostration.

La “gerbe d’or”

Pour terminer cet article, une anecdote personnelle : il m’est arrivé d’embarquer sur un navire, dont je tairai le nom, où un cuisinier facétieux avait inventé le concours de la “gerbe d’or”. Il s’agissait de réaliser la meilleure photographie de passager en train de vomir. En fin de saison, un jury impartial se réunissait et élisait le meilleur cliché de l’équipage. Je dois dire que cette photo en gros plan de femme expulsant un impressionnant jet de matières par-dessus bord, projection parfaitement figée dans l’air par un bon coup de flash, était particulièrement dramatique et spectaculaire.

Je crois que le capitaine a réfréné les ardeurs des amateurs de photographie artistique lorsqu’il a eu vent de manœuvres déloyales pour déclencher artificiellement les vomissements de passagers.

J’ai également connu le cas d’un patron pêcheur hauturier systématiquement malade au début de chaque campagne, souffrant les pires tourments gastriques les premières 48 heures en mer. Mais la passion du métier était toujours la plus forte et il subissait ce désagrément prévisible avec beaucoup de patience. Il se goinfrait de patates à l’eau (consommées sans beurre, ce qui est proche du supplice pour un Breton) et prétendait que cela l’aidait à passer le cap, ce qui est bien possible.

Pour ma part, le mal de mer a toujours fait mon bonheur, il y a plus à manger à table.