L’autoportrait de Robert Cornelius
Robert Cornelius (1809-1893), autoportrait, 1839.
Bibliothèque du Congrès, Washington.
Christian Cornelius était un immigrant arrivé de Hollande en 1783 qui vivait de la fabrication de chandeliers et autres luminaires en métal à Philadelphie, Pennsylvanie. Son fils Robert (1809-1893), passionné de chimie et maîtrisant les techniques de métallurgie et d’argenture, s’est intéressé presque naturellement au tout nouveau procédé photographique sur plaques de cuivre argentées de Louis Daguerre.
Le 10 septembre 1839, le vapeur Great Western arrive au port de New York avec dans ses cales des exemplaires du journal londonien The Globe du 23 août 1839. Dans ce journal figure un article qui va se répandre comme une traînée de poudre à travers le continent, avec à de nombreuses republications dans les journaux nord-américains. Il s’agit de l’annonce et de l’explication d’un procédé inventé par M. Daguerre, qui permet de fixer les images d’une camera obscura. On y détaille un principe de plaques de cuivre plaquées d’argent, nettoyées à l’acide nitrique dilué et livrées aux vapeurs d’iode. Après passage dans la chambre obscure, les plaques sont exposées à des vapeurs de mercure à “60° de Réaumur” avec un angle de 48° précisément, pour ensuite être passées à l’hyposulfite de soude et rincées à l’eau claire.
Dès le 16 septembre, un citoyen anglais résident à New York, D. W. Seager, réussit à réaliser le premier daguerréotype en Amérique, une “scène (qui) embrasse une partie de l’église Saint-Paul, ainsi que les arbustes et les maisons environnants”. Cette rapidité illustre l’enthousiasme fébrile déclenché par l’arrivée de la daguerréotypie aux États-Unis. Ce daguerréotype a malheureusement été perdu ; sa mémoire ne subsiste que par des citations dans la presse de l’époque.
Le plus ancien daguerréotype nord-américain conservé jusqu’à nos jours est l’œuvre de Joseph Saxton (1799-1873). Cette image assez détaillée de la Central High School à Philadelphie a été réalisée avec un appareil très rudimentaire (une boîte à cigare…). Sa date demeure toutefois incertaine, 25 septembre ou 16 octobre 1836 selon les sources. La première référence à ce daguerréotype est une description parue dans le journal United States Gazette du 24 octobre 1839.
Ce M. Saxton s’était justement adressé à l’entreprise Cornelius pour obtenir des plaques de cuivre argenté soigneusement polies. C’est ainsi que Robert Cornelius a découvert la technique du daguerréotype dès septembre-octobre 1839, en fournissant les plaques demandées, et, par la suite, en collaborant avec le chimiste Paul Beck Goddard de l’Université de Pennsylvanie qui travaillait lui aussi sur les techniques de daguerréotypie.
Joseph Saxton (1799-1873), Philadelphia’s Central High School, 25 septembre 1839.
The Historical Society of Pennsylvania.
En octobre 1839, Robert Cornelius réalise devant l’entreprise familiale ce qui est probablement le premier autoportrait (en tout cas, le premier connu et conservé jusqu’à nos jours) de l’histoire de la photographie. Vu la netteté de l’image, on peut en déduire qu’il avait apporté un perfectionnement pour raccourcir le temps de pose (souvent des dizaines de minutes à l’époque…), peut-être un prototype précoce de plaque rapide au bromure d’iode, principe sur lequel on sait que Paul Beck Goddard a travaillé au cours des années 1840-1841, un type de plaque qui aurait permis une pose d’une quinzaine de secondes en plein soleil.
(Paul Beck Goddard expliquera plus tard qu’il travaillait avec des plaques au bromure d’iode dès décembre 1839, et que le procédé était le secret de fabrication des portraits du studio de Robert Cornelius, entreprise dans laquelle il était associé. — Cf. M. Susan Barger, William Blaine White, The daguerreotype: nineteenth-century technology and modern science. Smithsonian Institution, Washington D.C., 1991.)
Paul Beck Goddard (1811-1866), vue du toit de l’Université de Philadelphie, circa 1839.
Museum Collections of The Franklin Institute, Philadelphie.
Sur la fin de sa vie, Cornelius dira qu’il n’était pas très satisfait de son portrait à l’époque, car le cadrage n’était pas centré.
Un autre portrait réalisé en 1839 par Cornelius existe encore, celui qu’il fait de Paul Beck Goddard et qu’il présente le 6 décembre 1839 à l’American Philosophical Society (ce daguerréotype sera retrouvé en 1975 dans les archives de la société savante).
Robert Cornelius (1809-1893), portrait de Paul Beck Goddard, 1839.
The American Philosophical Society, Philadelphie.
L’autoportrait de Robert Cornelius fut aussi identifié comme le premier portrait de l’histoire photographique, jusqu’à ce que le collectionneur français Marc Pagneux présente en 1998 un petit daguerréotype “portrait de M. Huet”, trouvé au marché aux puces de Vanves, daté de 1837 et attribué à Daguerre lui-même (par les chercheurs André Gunthert et Jacques Roquencourt). Mais ce portrait semble toujours l’objet de contestations dans le monde impitoyable des spécialistes du daguerréotype.
Aussi, certaines sources font état de tentatives de portraits réalisées en septembre-octobre 1839 : par Alexander S. Wolcott (1804–1844), avec une très petite image de son partenaire John Johnson réalisée le 7 octobre, par John William Draper (1811–1882), et même par Samuel Morse (1791-1872).
Publicité pour le studio de R. Cornelius. North American and Daily Advertiser, 12 juin 1840. The Library Company of Philadelphia.
Quoi qu’il en soit, l’autoportrait de Cornelius alors âgé de trente ans est un daguerréotype primitif d’une rare “beauté romantique” qui suscite une émotion particulière chez le spectateur, et jusqu’à preuve du contraire, il reste le premier autoportrait connu de l’histoire de la photographie.
Sûr de sa technique, Robert Cornelius ouvrira, avec Paul Beck Goddard comme associé, l’un des premiers studios photographiques des États-Unis le 6 mai 1840, avant de se désintéresser de la photographie (alors que les studios poussent partout comme des champignons) pour se consacrer à partir de 1843 à un autre progrès (qui conditionnait l’avenir de l’entreprise familiale), l’éclairage au gaz. C’est à lui qu’on devra l’éclairage de l’exposition universelle à Philadelphie en 1876.
Cet autoportrait d’octobre 1839 fait partie de la collection de plus de 150 daguerréotypes de Marian S. Carson, acquise par la Bibliothèque du Congrès en 1996.
Robert Cornelius (1809-1893), “Grandma Toppan”, circa 1841.
The Library Company of Philadelphia.
Ci-dessus, un bel exemple de portrait produit par Robert Cornelius. Le personnage est identifié comme “Grand-maman Toppan” sur un morceau de papier accompagnant le coffret. Il a été acheté en 1986 par la Library Company of Philadelphia.