Histoire du platinotype

Les précurseurs

Adolph Ferdinand Gehlen (1775–1815), chimiste allemand, publie en 1804 dans son journal Neues allgemeines Journal der Chemie (vol. 3) un compte-rendu sur la sensibilité à la lumière de composés du platine, de l’uranium, du cuivre et du fer. Il étudie entre autres la décomposition par la lumière solaire du chlorure de platine en solution dans un mélange d’éther et d’alcool. La solution jaunit et si elle est assez concentrée en chlorure, une fine pellicule noire de platine se forme sur le verre.

Son confrère Johann Wolfgang Döbereiner (1780-1849), qui s’intéresse lui aussi aux procédés photochimiques, observe que la combinaison de chlorure de platine et d’acide oxalique est particulièrement sensible à l’exposition à la lumière, donnant du platine pur.

L’anglais John Herschel (1792-1871), découvreur prolifique (la photographie lui doit entre autres le cyanotype, le chrysotype, et l’hyposulfite de sodium comme fixateur), indique en 1832 qu’une solution de platine dissous dans l’eau régale (mélange d’acide chlorhydrique et d’acide nitrique), neutralisée à la chaux éteinte (hydroxyde de calcium), demeure claire à l’obscurité, mais forme un précipité jaune à la lumière. Et cette réaction est attribuée à la partie violette du spectre lumineux, des filtres rouges ou jaunes empêchant la formation du précipité.

Robert Hunt (1807-1887), au courant des travaux de Herschel, est probablement le premier à tenter de créer un procédé photographique basé sur la sensibilité des sels de platine à la lumière. C’est à lui qu’on doit le terme de “platinotype”, mais il échoue à trouver une technique de tirage pérenne.

Dès les années 1840, le virage à l’or des épreuves photographiques aux sels d’argent était déjà courant. Ces techniques visaient alors à contrecarrer la dégradation des tirages argentiques, à les “renforcer”. C’est le français Ernest de Caranza (1837-1863) qui communique le premier une méthode de virage au platine (Académie des Sciences, février 1856). La technique est rapportée dans l’hebdomadaire La Lumière (VIe année, n°8 daté du samedi 23 février). Il s’agit d’un bain d’eau acidifiée (acide chlorhydrique) additionnée de chlorure de platine. “Les épreuves photographiques fixées jusqu’à présent par le chlorure d’or ont un aspect bleuâtre qui ne leur est pas favorable, et elles subissent à la longue une altération très sensible qui leur donne une teinte sale désagréable, ce qui n’a pas lieu avec le chlorure de platine”. “Les épreuves que M. de Caranza a obtenues au moyen de ce procédé sont d’une remarquable beauté d’exécution. Les négatifs, sur papier ciré, se distinguent par une finesse de détails, une transparence dans les ombres, une vérité de perspective qui en font de ravissants tableaux. Ce qui frappe surtout dans ces clichés, c’est la hardiesse des contrastes et l’habileté avec laquelle ils sont rendus. On trouve, par exemple, à côté d’un feuillage sombre, le mur blanc d’un palais ou d’une mosquée, inondé de soleil. Mais dans les parties les plus obscures comme dans les plus éclairées, aucun détail n’est perdu.” De fait, le virage au platine va rencontrer un immense succès dans les années 1860.

Fred Holland Day (1864-1933), sans titre, 1907.
Tirage platine rehaussé de pigments, Bibliothèque du Congrès.

L’écossais Charles Burnett (1820-1907) est parfois cité. Il publie à la même époque des textes sur les méthodes de virage avec de nombreux sels de métaux, dont le platine, le palladium, le rhodium, l’iridium, le ruthénium… Mais il est difficile dans ses travaux de distinguer ce qui tient de l’expérimentation de ce qui n’est que simple suggestion. Des éléments laissent penser qu’il a approché de près dans les années 1850 la découverte qui sera faite par William Willis vingt ans plus tard (cf. W. de W. Abney and L. Clark, “Platynotype ; its Preparation and Manipulation”, Sampson Low, Marston and Co., London, 1895, pp. 26-27.).

En 1858, le duc de Luynes (1802-1867) présente à la Société française de photographie un procédé au platine et à l’or. “On fait un mélange de solutions de perchlorure de fer et de chlorure de platine, marquant chacune 10 degrés au pèse-acide ; le papier étendu sur ce bain, puis séché, est mis sous un négatif et exposé au soleil. Dans ce cas, même après deux ou trois heures d’exposition, on voit l’épreuve se dessiner en blanc sur jaune, il s’est fait une réduction et il suffit, pour la révéler, de passer la feuille sur une solution de chlorure d’or à 5 ou 6 degrés au pèse-acide ; l’épreuve apparaît immédiatement en noir et elle est formée, ainsi que M. de Luynes s’en est assuré, par de l’or et du platine qui sont réduits ensemble.” (M. Ch. Barreswil, “Répertoire de chimie pure et appliquée”, Société chimique de Paris, Paris, 1858.)

À notre connaissance, ce procédé or et platine ne fera pas florès.

Les découvreurs

William Willis Junior (1841–1923), jugeant les procédés argentiques trop instables et les virages un pis-aller, cherche à inventer un procédé inaltérable. En juin 1873, il dépose le brevet d’un système à trois couches. La première couche est une solution de chloroplatinate de sodium, la seconde, une solution de nitrate d’argent, et la dernière, une solution d’oxalate ferreux. Une fois exposé, le papier était développé dans une solution d’oxalate de potassium ou d’ammonium, opération suivie de rinçages dans une solution acide, puis dans une solution d’hyposulfite de sodium (thiosulfate de sodium).

Cette première version était complexe, mais William Willis continuera ses recherches et publiera des procédés simplifiés en 1878 (procédé sans argent) et 1880 (solution d’oxalate ferreux et de chloroplatinate de potassium, le révélateur est un bain chaud d’oxalate de potassium, c’est la base des procédés actuels). Il fonde alors la Platinotype Company qui commercialise des papiers au platine.

En 1881, la Société photographique britannique le décore de la médaille du progrès pour son invention du platinotype.

Le célèbre opuscule “Die Platinotypie” des deux officiers autrichiens Joseph (Guiseppe) Pizzighelli (1849-1912) et Arthur von Hübl (1853-1932) est publié à Vienne en 1882. Le capitaine William de Wiveleslie Abney (1843-1920) traduit cet essai en anglais dès 1883, et une version française est publiée la même année à Paris chez Gauthier-Villars (“La Platinotypie. Exposé théorique et pratique d’un procédé photographique aux sels de platine permettant d’obtenir rapidement des épreuves inaltérables.”).

Ce texte de vulgarisation aura un grand retentissement chez les photographes. Il contribuera de manière décisive à la popularité des techniques au platine en divulguant de précieuses informations autant théoriques que pratiques, sortant la platinotypie du carcan de papiers commerciaux brevetés. Grâce à la technique développée par Pizzighelli, tout photographe pouvait réaliser son propre papier et poursuivre les expérimentations.

Peter Henry Emerson - A Rushy shore.
Peter Henry Emerson (1856-1936), The Old Order and the New, 1886.
Tirage platine, Bibliothèque du Congrès.

Le journal américain “The Photographic Times” (New York, Vol. 18, N° 365, 14 septembre 1888) note sous la plume de Marston Moore :

“Il est probable, qu’à égalité avec M. Willis, le procédé du platinotype doit son extraordinaire popularité dans ce pays aux efforts enthousiastes et désintéressés de Messieurs Pizzighelli et Hübl, qui, en rendant propriété commune le résultat de leurs expériences, ont autorisé le monde à partager les fruits de leur travail, démontrant ainsi un esprit propre aux vrais hommes de science, qui s’illustre si bien lorsqu’il s’agit d’enrichir le champ du savoir humain plutôt que de se limiter à la sphère inutile de l’individu. (…) La production commerciale de papier au platine dans ce pays a été jusqu’alors un monopole étroitement surveillé par plusieurs brevets.”

Cependant, pour les photographes qui ne souhaitent pas préparer leurs propres papiers, les papiers vendus par la Platinotype Company sont d’une grande qualité et rencontrent un immense succès. Succès commercial qui se poursuit jusqu’en 1906, année où les ventes commenceront à décliner, principalement en raison de la hausse du cours du platine (qui dépasse l’or). C’est pourtant cette même année que Eastman Kodak commence à produire son propre papier au platine (après avoir racheté l’entreprise de Joseph di Nunzio qui produisait le papier Angelo à Boston).

En 1913, dans un effort de trouver un remplaçant au coûteux platine, William Willis publie un brevet pour le procédé Satista (platine et argent) et un autre pour un procédé au palladium (ce métal n’ayant alors que peu d’applications).

Frederick H. Evans (1853-1943), Kelmscott Manor, Attic, 1896.
Tirage platine, Philadelphia Museum of Art.

L’âge d’or

De 1890 à 1905, le platinotype est la technique de tirage la plus en vogue dans la plupart des pays (à l’exception peut-être de la France). Les photographes louent régulièrement ses qualités dans les journaux des sociétés photographiques. La diffusion du platinotype correspond à l’irruption du débat de la reconnaissance du photographe en tant qu’artiste. C’est en 1886 que Peter Henry Emerson publie à Londres son texte “Photography: a Pictorial Art”, ce qui donnera naissance au pictorialisme. En 1894 a lieu la “Première exposition d’Art photographique” à Paris. Le platinotype, avec son rendu mat et subtil, ses possibilités de manipulation et de mélange avec d’autres techniques, restera donc lié en profondeur aux travaux des artisans du pictorialisme.

Pour juger du succès chez les artistes de l’époque, plus de la moitié des tirages de l’exposition de la Société photographique britannique en 1894 étaient des platinotypes, le reste se partageant entre argentique et charbon. Il n’y en avait que 15 (sur 373) à l’exposition de 1880.

Alvin Langdon Coburn - The Flat Iron Building, Evening.
Alvin Langdon Coburn (1882-1966), The Flat Iron Building, Evening, 1912.
Tirage platine, George Eastman House International Museum.

L’éclipse

La Première Guerre mondiale sera quasi-fatale au platinotype. La demande en platine des industries chimiques de l’armement explose (fabrication d’acide nitrique par oxydation d’ammoniac), les prix s’envolent et il n’est plus disponible pour les photographes qui se tournent alors massivement vers les papiers rapides au bromure d’argent. Eastman Kodak abandonne sa fabrication en juin 1916. La diffusion des papiers anglais de la Platinotype Company cesse aux États-Unis en 1917.

En 1916, le papier au palladium est lancé par la Platinotype Company pour remplacer celui au platine devenu inaccessible, mais il ne rencontre pas le succès escompté. Après bien des aléas, la Platinotype Company disparaît définitivement en 1937.

Des années 20 aux années 1960, le procédé platine est presque complètement abandonné. Seuls quelques rares photographes esthètes, fortunés et experts s’y adonnent. D’autre part, le papier platine ou palladium étant peu sensible et se tirant exclusivement par contact, il devenait de plus en plus inutile au fur et à mesure du rapetissement des négatifs.

Elias Goldensky - Portrait de trois femmes.
Elias Goldensky (1867-1943), Portrait de trois femmes, circa 1915.
Tirage platine, George Eastman House International Museum.

Le renouveau

Le procédé connaîtra un bref regain de notoriété dans les années 60-70 grâce aux travaux du photographe américain Irving Penn (1917-2009), mais il semble réservé à une élite privilégiée.

Une poignée d’amateurs fervents, principalement nord-américains, maintient et développe la pratique ici et là, mais il faudra attendre les années 1980-1990 pour observer une véritable résurgence. En 1979, William Crawford publie à New York “The Keepers of Light: A History and Working Guide to Early Photographic Processes” (“Les gardiens de la lumière, une histoire et un manuel des procédés photographiques anciens”), un livre qui permettra à beaucoup de découvrir les techniques du papier salé, du platine-palladium, du kallitype, du charbon, de la gomme bichromatée et de l’oléobromie. En 1981, une société spécialisée dans les produits pour les tirages “alternatifs” animée par des passionnés voit le jour, Bostick and Sullivan à Santa Fe. En 1988, le photographe Rob Steinberg lance une fabrication de papier platine-palladium sous le nom de Palladio Company (qui s’arrêtera en 1993).

C’est avec la révolution du numérique dans la photographie et l’irruption de l’Internet dans le partage des connaissances que de plus en plus de photographes s’intéressent aux techniques anciennes de tirage (et d’autant plus de nos jours que les productions commerciales de papiers argentiques s’arrêtent les unes après les autres), techniques parfois modernisées qui sont réunies sous la nouvelle appellation de “photographie alternative”.

En raison de ses nombreuses qualités, les procédés à base de platine et palladium occupent une place de premier plan sur la scène alternative de la photographie, aux côtés de la cyanotypie et des tirages au charbon.

Laurent Gloaguen. Juillet 2010.

Irving Penn), Woman with Roses.
Irving Penn (1917-2009), Woman with Roses (Lisa Fonssagrives-Penn in Lafaurie Dress), Paris, 1950.
Tirage platine de 1977, National Gallery of Art, Washington.