Rudolf Koppitz (1884-1936)
Si Bewegungsstudie (Étude de mouvement, 1925) est une photographie extrêmement célèbre, reproduite à foison, et dont les tirages d’époque atteignent des sommets dans les salles de ventes1, son auteur, sa vie et son œuvre sont nettement moins connus. En témoigne l’extrême minceur de la bibliographie qui lui est consacrée, bien que Rudolf Koppitz figure parmi les photographes les plus fascinants de l’entre-deux-guerres.
Rudolf Koppitz est né le 3 janvier 1884 dans une modeste famille luthérienne du petit village de Schreiberseifen en Autriche-Hongrie (aujourd’hui Skrbovice en République tchèque). Ses parents, Anton et Julie (née Gerstberger), sont tisserands. Vers ses 14 ans, Rudolf trouve un poste d’apprenti chez le photographe Robert Rotter dans la ville voisine de Freudenthal (aujourd’hui Bruntál). Parfaitement formé au métier, il quitte Freudenthal à l’âge de 18 ans (en 1902), travaille presque un an chez le photographe Florian Gödel à Troppau (Opava), puis rejoint en mai 1903 le studio photographique Carl Pietzner à Brünn (Brno), capitale de la Moravie.
À l’époque, la maison Carl Pietzner était un empire de la photographie de portrait, avec neuf studios, plusieurs centaines d’employés et le titre de photographe officiel de la cour royale et impériale de François-Joseph Ier d’Autriche. Rudolf Koppitz y travaille principalement en tant que retoucheur.
En novembre 1904, Rudolf est appelé sous les drapeaux pour trois années à Vienne, dans les nouvelles forces aériennes. Libéré de ses obligations militaires en octobre 1907, il passe quelques mois chez le photographe Wenzel Weis à Vienne. Puis, il enchaîne différents studios : Ferdinand Stracke à Reichenberg (Liberec) d’avril à août 1908, Atelier Mathaus à Meran (Merano) de septembre 1908 à juin 1909, à nouveau chez Florian Gödel à Troppau (Opava) de juin à décembre 1909.
De 1910 à 1911, il laisse la photographie de côté et est employé dans une fabrique de diamants de synthèse, Stähler à Dresde. La faillite de l’entreprise fin 1911 marque la fin de sa carrière dans l’industrie. De retour à Vienne, il est embauché au prestigieux Atelier de Madame d’Ora (Dora Kallmus). Cette photographe fut la première femme autorisée à assister aux conférences de l’école Graphischen Lehr- und Versuchsanstalt (Institut de Recherche en Arts Graphiques à Vienne) en 1905. Il n’est pas impossible qu’elle ait encouragé Rudolf Koppitz à s’inscrire à cette école pour développer son talent.
Ayant réussi à décrocher une bourse d’études, il commence à suivre les cours à la rentrée 1912. Dès avril 1913, il obtient de l’école un poste rémunéré d’assistant en photographie de portrait et paysage, ainsi qu’en retouche, sans doute en raison de son savoir-faire acquis au cours de sa déjà longue carrière professionnelle en photographie commerciale.
La Grande Guerre le rappelle sous les drapeaux à l’âge de 30 ans. Compte tenu de son service militaire dans les forces aériennes et de son bagage professionnel, l’armée décide que le meilleur emploi à lui donner est celui de sergent au service de la photographie aérienne. Il est alors envoyé sur le Front russe (Galicie, Bucovine). Début 1917, Rudolf Koppitz quitte le Front pour quelques mois à Vienne où il enseigne les techniques de la photographie aérienne aux nouvelles recrues. Puis il est transféré au Front des batailles de l’Isonzo comme instructeur. Le 18 décembre 1917, son avion est touché par les Italiens et s’écrase. Il s’en sort et reçoit la Médaille d’Argent pour Acte de bravoure (Ehren-Denkmünze für Tapferkeit) en janvier 1918.
En décembre 1918, Rudolf Koppitz retourne enseigner au Graphischen Lehr- und Versuchsanstalt. C’est là qu’il rencontre une étudiante, Anna Arbeitlang (1895-1989), qu’il épouse en 1922. En 1925, le couple a une fille, Liselotte.
En décembre 1924, Rudolf Koppitz expose pour la première fois ses travaux personnels, à la Chambre de Commerce de Vienne. Il décide ainsi de passer aux yeux du monde du statut de technicien émérite à celui d’artiste. Il s’agit de nus : le photographe s’inscrit dans le nouvel intérêt de l’après-guerre pour le corps et la nature qui se traduit par l’essor de la culture physique, de la gymnastique, et les activités extérieures hygiéniques comme la randonnée, les bains de soleil, le naturisme, censées rapprocher et inscrire l’homme dans la nature.
Outre lui-même et son épouse, ses principaux modèles sont des danseuses du Ballet de l’Opéra de Vienne. Il s’agit de glorifier des corps sains et sportifs tout en ayant des modèles parfaitement malléables aux caprices de composition du photographe. Il ne faut pas seulement se dénuder, mais aussi tenir la pose qui est parfois athlétique, paradoxe de l’immobilité tendue qui doit illustrer le mouvement. C’est avec ces danseuses qu’il réalise en 1925 son chef-d’œuvre mondialement connu, Bewegungsstudie, une œuvre tout à fait dans son époque, à tel point qu’elle en devient une presque icône, mais sans être révolutionnaire pour autant et qui n’est pas sans réminiscences appuyées des peintures de Gustav Klimt ou encore des sculptures d’Antoine Bourdelle célébrant la danse et les arts dramatiques (on pense à ses panneaux pour le Théâtre des Champs-Élysées en 1913), parmi bien d’autres productions du moment. Ces études de mouvement (il y en aura de nombreuses) sont directement dans la lignée du Symbolisme et de l’Art Nouveau.
La renommée internationale est rapide, on verra des photographies du “professeur Koppitz” dans de nombreuses expositions des années 20, de l’Angleterre à la Nouvelle-Zélande, des États-Unis au Japon. Son succès est notable aux États-Unis où l’esthétique pictorialiste est encore très en vogue parmi les amateurs d’art photographique. Avec la maîtrise non seulement de l’esthétique du moment et des compositions classiques, mais aussi la perfection des tirages en oléobromie, à la gomme bichromatée ou au charbon qui répondent à tous les canons du pictorialisme, il est immédiatement identifié par le spectateur américain comme un artiste de premier plan. Ce ne sont pas de crues et nues photographies, mais des images transmutées en œuvres d’art par le médium et sa manipulation.
Il ne serait toutefois pas souhaitable de résumer l’œuvre de Rudolf Koppitz à cette production “Bewegungsstudie”, tant il a su explorer différentes voies et que le “maniérisme Jugendstil” ne caractérise finalement qu’une courte période de son voyage photographique entre des phases plus empreintes de naturalisme.
À partir de 1930, célèbre et reconnu comme artiste par ses pairs, Rudolf Koppitz abandonne le travail de studio et parcourt de plus en plus les campagnes, souvent avec ses étudiants, pour capturer la vie paysanne avec un regard esthético-ethnographico-poétique. Il s’agit une nouvelle fois d’embrasser la nature et aussi d’exalter la paysannerie autrichienne et son folklore. Cette diversion proche du reportage le privera de ses soutiens américains toujours avides de pictorialisme et peu ouverts au réalisme.
Rudolf Koppitz n’a initié aucune révolution, il a toujours été en phase avec son époque. Peut-être son talent principal résida-t-il dans une capacité de synthèse qui lui a fait produire des images particulièrement marquantes et emblématiques de leur genre, images qui ont pour caractéristique commune une force expressive hors du commun. C’était également un technicien hors pair qui pouvait sublimer ses négatifs en laboratoire.
Rudolf Koppitz est mort en 1936. Son épouse Anna lui survivra jusqu’en 1989.
Depuis, Koppitz est tombé dans l’oubli2 et demeure encore largement ignoré des amateurs.
Il faut aussi redécouvrir les tirages du professeur Koppitz pour la maîtrise des techniques de l’oléobromie, de la gomme bichromatée et du charbon, ce qui est hélas peu transmissible via une numérisation sur le Web, ce qui fait que chaque tirage est une œuvre unique (en témoignent les différences considérables entre les différents tirages existants de Bewegungsstudie).
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Laurent Gloaguen, février 2011.
Bibliographie complète
- Gottschammel (Josef), Hammer (Rudolph Hans). Rudolf Koppitz. Vienne, “Die Galerie”. 1937.
- Faber (Monika), Conklin (Jo-Ann), Weiermair (Peter). Rudolf Koppitz, 1884-1936. Vienne, Verlag Christian Brandstätter. 1995.
Notes
(1) 102 750 €, Sotheby’s, Paris, 19 novembre 2010, lot 56.
108 000 $, Christie’s, New York, 17 octobre 2006 , lot 21.
101 575 $, Christie’s, Londres, 6 mai 1993, lot 122.
(2) Peut-être pour une raison qui lui fut étrangère et posthume, la résonance d’une partie de son travail avec ce qui allait devenir l’esthétique identifiée comme celle du national-socialisme. Cette “esthétique nazie” n’est en fait qu’une récupération sélective de l’existant. Le nazisme n’a rien créé, il n’a fait que tolérer l’art contemporain dans la mesure où il pouvait servir son marketing de l’homme nouveau, piochant ici et là ce qui pourrait appartenir à la catégorie du “beau”, toujours assujetti à des fins de propagande. Le plus grand tort de Koppitz fut peut-être en l’occurrence d’être autrichien. Deux ans après son décès, ce fut l’Anschluß.