Une lettre

11 mai 1993.

Une lettre.
Vous m’avez demandé d’écrire une lettre. La voilà écrite et confiée aux bons soins du préposé qui viendra vous l’apporter un matin, indifférent, depuis tant d’années et de lettres transportées, à l’émotion qu’elle contient à la façon d’un parfum, aux mots qui pèsent dans sa main bien plus que le prix d’un timbre, à la vie qui va s’en échapper pour livrer son quotidien avant qu’il ne soit oblitéré.
Une lettre.
Elle vous parvient parce qu’elle s’adresse à vous. Soyez résolu au moment de l’ouvrir, décachetez sans crainte, tranchez le pli de l’enveloppe d’un geste ferme, et dites-vous bien :
Ceci me concerne et m’interpelle, ceci aussi m’appartient.
La lettre est un espace et son temps.
Regardez la feuille, elle a le grain, la texture, le satin. Touchez-la, c’est une peau tendre, fine et veinée, sous les yeux d’un désir.
Regardez chaque mot, il témoigne. Il n’est pas qu’empreinte d’une main en voyage. Il est le sceau, qui montre l’authentique, il est la marque de qui a pris possession.
Celui qui écrit est là tout entier car il a fait acte d’amour profond, pour avoir reconnu un monde offert, pour l’avoir accepté comme sien, pour avoir voulu l’offrir à son tour en partage.

La lettre dit plus qu’elle ne raconte et va donc au-delà de la seule connaissance : elle vous lie en gerbes de chair et de raison. Elle révèle par le signe à quel point nous existons.
“Garçon, il dit, ne te crois pas le pape. Tu connais les moutons, connaître c’est quitter, maintenant tâche d’aimer ; aimer c’est joindre. Alors tu seras berger.”
Giono l’a écrit, la lettre le redit.