Jeux

Le boulevard de la plage déroulait devant moi ses kilomètres. Moteur au ralenti, toutes fenêtres ouvertes, je n’étais pas pressé d’en terminer avec le soir. Le cœur du crépuscule battait une cadence chaloupée. Il ravissait les solitaires en maraude qui, comme moi, recueillaient les ultimes couleurs avant de franchir la nuit. Un contentement douillet naissait des ronronnements perceptibles à cette heure : l’automobile indolente sous la caresse du pied, le vent mourant du jour achevé, la mer striée de fins lambeaux d’écume. Le moment parlait le langage de la belle saison, parler murmurant à l’âme une chanson d’abandon et de vagabondage. Où que le regard portât, il effleurait des horizons brumeux et il en rêvait l’au-delà inaccessible à l’œil.
De rares promeneurs défiaient le ciel, retardant l’ennui qui guette avant minuit. Le faisceau des phares les saisissait sans nuance. Je regardais ces solitudes dérisoires se perdre dans l’abîme du rétroviseur.
J’arrivais au terme du boulevard et je ne sentais pas le goût de poursuivre ma divagation en direction de la Pointe des Portugais.
Désœuvré, je pris à rebours le chemin de mes pensées.
La lune, levée à midi, disparaissait derrière les rideaux d’arbres. La nuit n’aurait bientôt plus de volume. Elle me laisserait, tel un météore, griffer son corps jusqu’à l’extinction de mes feux. Je n’avais d’autre ambition que celle de consumer les heures résiduelles.
Je coulais sans à-coup en sens inverse lorsque, du coin de l’œil, je notai un bref éclat lumineux sur ma droite. Brusquement intéressé, intrigué même, je décélérai et me rangeai le long du trottoir. La portière claqua sèchement, un flot d’odeurs tourbillonna dans l’air serein comme j’avançai un premier pas : je n’eus pas à en démêler les origines confondues. L’une d’elles s’imposa immédiatement à ma mémoire.
Je longeai un mur de la hauteur d’un homme et je distinguai la masse imposante et sombre des arbres qu’il enfermait. L’odeur était celle de la résine, je reconnais à présent cette forêt. Une grille perçait le mur. À travers les barreaux brillait la lumière entr’aperçue. Une ampoule nue dans le cadre d’une fenêtre, au bout d’une allée.
Un chien aboya, sans qu’il fût possible de le localiser. Je fixais, étonné, ce rectangle allumé dans le noir. La maison était inoccupée depuis quinze ans. Depuis que M. et Mme Smith et leur unique enfant, Olivier, l’avaient quittée pour une villégiature dans le Nord. Ils prétendaient y rester quelques semaines, le temps ici d’une saison des pluies. Olivier aux bronches si délicates ne supportait pas l’humidité, ni la proximité de la mer. Le climat du désert, aux dires des médecins, devait faire le plus grand bien à l’organisme défaillant du garçon.
J’assistais au départ : la maison aux volets clos, l’énorme chien-loup muselé. Olivier, le visage si pâle qu’il bleuissait à l’ombre des arbres. Olivier pleurait et reniflait. Il détournait ses yeux de mes yeux. Les parents Smith se pinçaient pour ne pas rire, amusés de ce drame d’enfant. Il abrégèrent les adieux, promirent cartes et souvenirs, puis ils embarquèrent Olivier dans l’automobile. La grille refermée, la voiture lointaine sur le boulevard, une petite main s’agita et disparut. Ce fut tout. Mon compagnon de jeu préféré ne reparut plus jamais. Trois lettres ensoleillées servirent de point de suspension à notre histoire. Il n’y eut pas d’autres nouvelles.
Pour le moment, j’étais curieux de voir se découper une silhouette dans l’encadrement de la fenêtre. Les mains plongées dans les poches, ma perplexité devenait de la rêverie. Je ne restai pas longtemps livré à la douceur de cet état. Un grondement fauve, deux lueurs trouant l’obscurité, et le bruit formidable d’une mâchoire refermée sur l’acier des barreaux, me dissuadèrent de rester davantage. J’amorçai une retraite prudente tandis que le chien faisait vibrer la nuit de ses aboiements furieux.
De retour chez moi, je ne pus dormir. Des images déformées venaient me hanter. Au matin, je n’y tenais plus : je voulais en avoir le cœur net. De mon balcon qui donne sur le fleuve et soutient les plus graves réflexions, je décidai une visite. Non sans appréhender de devoir me présenter ainsi à l’improviste. Qui trouver là-bas ? Que dire et comment le dire ? Hésitant jusqu’au dernier instant, je me présentai néanmoins aux environs de onze heures devant la grille.
Je sonnai.
Le chien de la nuit fit quelques pas au bout de l’allée, les oreilles dressées et l’échine fuyante. Une longue chaîne pendait à son cou, seul indice d’une présence humaine. La réponse au coup de sonnette se faisait attendre, le chien se taisait. Assis sur son arrière-train, il me surveillait d’une manière inquiétante.
J’étais sous le charme de cet étrange animal lorsqu’une voix se manifesta dans mon dos.
— Bonjour Monsieur…
J’eus l’air surpris que me prêtait la circonstance et je parvins à y dissimuler l’émotion que provoquait en moi la certitude d’être en présence d’Olivier.
— …Puis-je vous être de quelque utilité ?
Dans l’immédiat, j’avais cherché les yeux. Les secondes qui suivirent, j’eus le loisir de détailler l’ensemble. Des années d’absence avaient contribué à gommer l’ingratitude des traits, à leur donner une certaine beauté. La mâchoire, puissante, et le menton, volontaire, harmonisaient un visage autrefois déséquilibré par la hauteur et la largeur du front. Quelque chose, par contre, mettait mal à l’aise : les lèvres décolorées me semblaient mortes. Cela freina mon élan premier. Je revins aux yeux, que surlignaient des paupières un peu lourdes. Je ne les imaginais plus aussi noirs et brillants…
Je parlai enfin de l’objet de ma visite. Je déclinai mon identité.
Il parut stupéfait, incrédule, puis il m’ouvrit largement l’espace de ses bras.
— Si je m’attendais… Tu as changé d’adresse depuis, cela fait bien quinze ans, et je ne pensais plus te revoir. Ici, je ne connais plus personne maintenant. Je ne savais pas comment t’avertir de ma venue. Voilà ! Tu es là, il faut s’en réjouir. Mais viens, nous serons plus au frais sous les filaos pour en discuter.
L’ombre des grands pins australiens procurait la délicieuse sensation des baignades en rivière : un flot aérien coulait entre les troncs comme entre des rapides. Il léchait le corps avide d’apaisement.
Le vertige des yeux surmonté, l’esprit de retour au calme, je me sentis tout à fait proche de l’écoute et de la compréhension. Nous échangeâmes certains lieux communs définitifs afin de ne pas avoir à se re-situer par la suite. Très vite, il me parla de tout avec chaleur et je me laissai aller à sa confidence. J’appris la terrible nouvelle :
— Mon père est décédé. Il y a un mois à peine, d’une longue maladie. Mère et moi-même étions faits à l’idée de sa mort. Elle ne nous a guère surpris. Depuis des années nous étions préparés à l’échéance. Il reste les formalités administratives, qui n’enlèvent rien au chagrin mais le noient d’un peu d’ennui… Il n’avait jamais pu se résoudre à vendre cette maison. Ni à la louer. Si elle n’est pas déjà à l’état de ruine, c’est qu’il la faisait entretenir chaque année… J’en hérite aujourd’hui. Mais ma vie est sans doute ailleurs. Je compte m’en séparer. J’attends des acheteurs ce midi. Je ne te propose pas un verre, nous serions sans doute dérangés. Ce n’est que partie remise, n’est-ce pas ? Je t’invite samedi prochain vers quatre heures. J’organiserai un “goûter” comme ceux d’autrefois, après l’école.
Je trouvais l’attention touchante, l’idée me plut et j’acceptai le rendez-vous.
Deux ou trois phrases nous séparèrent et je serais parti content si le chien n’avait grogné lorsque je passai à le frôler.
Olivier calma mes inquiétudes d’un rire léger, gentiment moqueur, puis il flatta la nuque de l’animal avant de m’adresser un signe amical de la main.
Les jours qui s’intercalèrent entre lui et moi furent sans relief. J’étais vacant et, comme tel, incapable d’interpréter l’exubérance de la ville. J’attendais sagement l’apparition de la tiédeur au balcon. J’assistais immobile à l’envolée du soir : des mots naissaient avec la nuit et partageaient le ciel avec les chauves-souris. Je me lassais de leurs évolutions quand, impuissants à compter les étoiles, mes yeux affolés réclamaient leur part de sommeil. L’âme fermait ses volets, encore vibrante, et s’apprêtait à veiller sur les heures plates.
Samedi, je fus exact au rendez-vous.
Le chien donnait de la voix mais restait invisible. Olivier souriait en m’accueillant.
Il s’étendit sur la vente, enfin réalisée. Il en parla comme d’une bonne et triste chose. Une page de sa vie définitivement tournée, il lui semblait que plus rien ne le rattachait à ce passé dont j’étais là le seul témoin. Bien évidemment, il entendait garder un contact avec moi et ne plus remettre au hasard le soin de nous réunir.
— Tu viendras dans le Nord. Je te ferai voyager. Tu verras, c’est une tout autre vie : on y respire mieux à mon goût.
La maison, lorsqu’elle me fut ouverte, ne possédait plus d’odeur propre. Il y flottait un relent de poussière.
Olivier m’expliqua, à ce propos, qu’il avait beau aérer et passer des plumeaux, l’odeur et la poussière persistaient.
— Je campe ici. Je ne garde aucun meuble. Les nouveaux propriétaires songent à s’en débarrasser… Allons sur la terrasse : elle est envahie par les arbres et pourtant, toujours aussi agréable l’après-midi. J’ai sorti une table. Le thé infuse.
J’étais aux anges. J’aspirais le thé brûlant à petites gorgées. Je lui parlais de moi, de nous. Il répondait parfois d’un regard tendu. Il m’étourdissait souvent d’un pétillement de ses yeux sombres.
Alentour, les feuilles tremblaient au passage des oiseaux.
Puis survint une première absence. Les mots s’altérèrent et subirent l’assaut des idées. La mer battait mes oreilles. Je n’entendais plus que le grand bruit des arbres émus par le vent.
Olivier se racla la gorge avec application et cassa une branche morte entre ses doigts. Je caressais la théière pour tromper ma nervosité. Un geste brutal renversa ma tasse vide. Il se leva et proposa une promenade dans le jardin.
— J’aimerais tant pouvoir profiter de ce lieu un peu plus longuement.
Tiens ! Ces jours derniers, en fouinant, j’ai retrouvé la trace de tous nos jeux. Te souviens-tu de la buanderie ? Viens, tu seras étonné.

La porte de la buanderie était entrebâillée. Je la poussai. À l’intérieur, la lumière mourait, des toiles d’araignées voilaient les fenêtres dormantes.
La pièce me parut bien vide : ma mémoire y rangeait une automobile, un établi, des chaises longues et des parasols, un certain fouillis familier. Dans un angle, je remarquai des caisses empilées, des cartons éventrés.
— Ce sont les jouets. C’est merveilleux, ils sont tous là. Ils n’ont pas vieilli. Regarde !
Il était soudain surexcité, dispersant sur le sol gris les contenus magiques. Des livres rongés par les bêtes, une collection de petites voitures rouillées.
— Regarde, regarde ! Les cow-boys, les indiens. Mes soldats : mon armée était beaucoup plus forte que la tienne. Tu n’as jamais pu me battre. Tu perdais à chaque fois. J’avais plus de camions, et des troupes en réserve, prêtes à intervenir à tout moment.
Son excitation me prenait.
Je l’aidais à ouvrir d’autres caisses. Je déballais les objets qui s’amoncelaient toujours plus nombreux à nos pieds. La frénésie nous gagnait. Il faisait chaud et la sueur perlait au front. La poussière dont nous venions troubler le sommeil collait au visage et poudrait les cheveux.
Olivier poussa un cri triomphal lorsqu’il exhuma une panoplie d’éclaireur de cavalerie que je lui avais longtemps enviée.
— On va voir si je n’ai rien perdu de mon adresse légendaire. Il n’y manque pas un bouton. Passe moi la carabine. Donne moi les plombs.
Il coiffa le feutre, arma la carabine d’un coup sec. Face à moi, une vitre vola en éclats : les morceaux de verre tombèrent en pluie d’orage sur le ciment.
J’eus la sensation d’une douche glacée tombée sur mes épaules. Il réarmait déjà. Une seconde, puis une troisième vitre criblèrent de flèches le silence.
Au fond de moi, l’ennui dressait maintenant un mur infini. J’avais perdu l’envie de sourire.
Le dernier carreau allait subir un sort pitoyable : je modérai son enthousiasme, il fallait en laisser aux enfants à venir…
Son humeur s’assombrit. Mais sa déconvenue sembla rapidement oubliée : il eut un rire pour me rassurer.
— Tu as raison…
… Tu n’es pas rendu au bout de tes surprises. Te rappelles-tu le puits ? Et le piège… le piège à lézard ? Il y est, je l’ai creusé ce matin.
Cette allusion au puits ne m’était pas agréable. J’en avais toujours eu peur. C’était un puits ouvert au ras du sol. La frayeur qu’il m’inspirait m’empêchait de courir à sa proximité.
Quelques cactus poussaient autrefois à gauche du puits : ils atteignaient aujourd’hui des proportions effrayantes.
Le puits, quand je m’en approchai, me parut bien modeste en regard du trou béant de mon enfance. Penché vers l’intérieur, je fus frappé par l’odeur de fermentation qui s’en dégageait. Dans la pénombre, accrochés aux parois, des lézards tenaient conseil.
Je les laissai à la méditation pour observer le manège insolite d’Olivier. Accroupi, les bras croisés, il hochait de la tête et sifflait comme un serpent. Une expression de triomphe sur le visage, la langue rêveuse au bord des lèvres, il s’arracha enfin au songe pour me faire signe. Au cœur de son ombre portée, une petite fosse sablonneuse. Au fond de la trappe, parmi les brindilles qui avaient servi à la dissimuler, se débattait encore le corps transpercé d’un gros lézard. Les épines de cactus dont était tapissé le piège avaient remarquablement joué leur rôle. Une colonne de fourmis s’attaquait déjà au dépeçage.
Cette production de notre imagination enfantine n’avait jamais fonctionné auparavant. Et voilà qu’elle faisait une victime. Pourtant, je n’éprouvais pas la joie d’alors, celle que je retirais jadis de la conception même de l’idée. Un écœurement léger affadissait mes perceptions. Je songeai à dire adieu.
Olivier se désola. Un tic disgracieux le défigura.
— Tu n’y penses pas ! Ce n’est pas l’heure. Nous avons à peine eu le temps de parler. Il faut me promettre de téléphoner, laisser une adresse où te joindre. Je comptais sur toi à dîner. Et puis tu n’as pas dit bonjour au chien… Tu serais impardonnable.
Nous marchions doucement. Le soleil traçait des obliques sous les arbres. Olivier, lorsqu’il fit volte-face pour me poser une question muette, en était tout hachuré.
Je n’ai jamais su m’éclipser : les prétextes que j’invoquais m’embarrassèrent. Je devins incohérent. J’acceptai pour finir un détour par la niche.
Le chien nous voyait venir sans bouger. Une fois détaché et la muselière ôtée, il manifesta par des bonds et des gémissements son désir de recevoir une caresse. Olivier le calma de la main et me pria d’approcher. Il manifesta son orgueil de propriétaire :
— Il est dressé, et bien dressé. En théorie, il ne tolère que son maître. En pratique, il déteste les inconnus. C’est un chien d’attaque…
Son œil reflétait toute l’ambiguïté du soir naissant. Il me toisait, narquois.
D’instinct, je faisais front quand il donna le signal de l’attaque. La force de la charge me jeta à terre. J’avais avancé le bras pour protéger ma tête : le chien l’avait happé et le maintenait fermement entre ses crocs. Olivier riait.
— Tu as choisi la moins mauvaise des solutions. Si tu lui avais tourné le dos, il n’aurait eu aucune considération pour ton amour-propre.
Je conservais un semblant de calme.
— Tu sues la peur. Il le sent. Il va resserrer son étreinte. Il n’aurait aucun mal à te briser les os.
Panique. Un envahissement, une nausée qui saisit la raison. La certitude qu’Olivier ne rappellerait pas son chien.
Son rire était devenu un murmure de contentement. Nous n’avions manifestement plus rien à nous dire.
La pierre ronde sous ma main fit un bruit sourd en percutant le crâne de l’animal. Je n’avais pas visé mais mon geste eut un résultat foudroyant : le chien hoqueta avant de lâcher prise. Il se mit à tourner sui lui-même comme un toupie déséquilibrée.
Olivier poussa un hurlement, ce qui me dispensa des adieux. Je fermais la grille derrière moi, les nerfs à vif, lorsqu’il parut dans l’allée.
Il criait :
— Je te hais ! Je te hais !
Et d’autres mots qu’il martelait du pied.
Il n’a pas donné depuis, signe de vie. Ce qui reste de lui est cette marque, là, sur mon bras.
Laide, comme toutes les cicatrices.