Si quelqu’un, un jour, désirait me trouver ou me retrouver, qu’il prévienne et fixe le rendez-vous. L’adresse que je livre ici est bien la mienne : rue de Siam, quartier des Indes. Ce n’est pas très loin des premiers docks, à trois cents mètres du dernier quai, celui où viennent s’amarrer les caboteurs de la Compagnie d’Outremer. La compagnie peint ses bateaux du même bleu et les distingue de l’anonymat général en leur attribuant un nom évocateur ; ainsi, se maintiennent encore à flot de nos jours, témoins d’un âge qui aimait les vestiges, des unités navales aussi prestigieuses que la Violette de Madagascar ou le Sourire des îles. De tendres affinités me lient à la Compagnie et si j’aime tant à parler de ses bateaux, c’est que de par l’incroyable fouillis de leurs superstructures, ils attestent quotidiennement de la réalité et de l’existence d’une certaine forme de beauté à laquelle je suis attaché depuis que je la regarde attentivement. De plus, leur bleu piqué de rouille posé sur l’ocre du fleuve a la profondeur des eaux d’un lagon et me reporte souvent, de ce fait, à d’autres longitudes. Le matin, à peine réveillé, j’entends le ronronnement des diesels et les trois coups de la sirène préludant au départ. Puis la machine tambourine un peu plus fort à la porte de mon imagination et je sais que, ventru et roulant bord sur bord, le Sourire des îles va doubler la pointe rocheuse qui nous sépare du port et qu’il défilera sous ma fenêtre à destination de la haute mer. Je n’éprouve pas le besoin de sauter hors du lit pour m’assurer qu’il suit bien la route de tous les jours : indifférent à l’humeur du temps, il zigzaguera parmi les bancs de sable qui bordent le chenal, et tracera son sillage éphémère au milieu des étendues boueuses. Et s’il s’agit d’un matin gris, une de ces aubes plantées de nuages qui, à l’horizon, forment paravent et dissimulent la cruauté du soleil à venir, s’il s’agit de ce matin-là, le tourbillon mousseux des hélices se teintera des paillettes outremer arrachées aux flanc écailleux par le frottement des eaux. Comme une comète marine le Sourire des îles sillonnera mon firmament et ira se perdre au milieu de la mer. Et il vient bien d’autres matins au hasard des révolutions terrestres, instants uniques dont je goûte la saveur chaque fois renouvelée, du fond de mon lit, tandis que mes yeux se ferment à l’éveil d’une conscience encore vierge. Mais il est des états dont l’âme des autres n’a que faire. Vous n’êtes pas là pour ça, me direz-vous : et ce rendez-vous qu’il était convenable de fixer au préalable ? Et ce quelqu’un dont le désir s’impatiente ? Bien ! Qu’il saute dans un taxi et indique l’adresse, la mienne; le chauffeur comprendra sans peine et le conduira sans hésitation rue de Siam.
Quant au rendez-vous, je ne garantis rien… Il est tant de choses à initier en attendant ceux qui viennent ! Des envies vous prennent, le doute s’insinue, la tentation s’installe et vous voilà parti à l’autre bout de vos pensées. Je conseille donc au visiteur prudent de surgir à l’improviste et de profiter des hasards que chacun, inévitablement, se ménage dans le vie. Qu’il heurte la cloche au portail et guette aux fenêtres un signe de vie, ne serait-ce qu’un store vénitien écarté ou une porte claquée sur l’intérieur. Et qu’il fasse sonner le cuivre une fois encore pour mieux affirmer sa présence.
Madame Veuve paraîtra à l’entrée et criera un peu, uniquement parce qu’elle est sourde :
— C’est à quel sujet ?… Oui, il habite ici. Je ne sais pas s’il est là. Non, je ne sais pas. Attendez.
Elle disparaîtra au sein du rectangle d’ombre et fermera la porte blanche aux indiscrétions du dehors. Elle restera crispée à la porcelaine du bouton et patientera ainsi cinq minutes qui lui donneront le prétexte de répondre d’une voix soulagée :
— Il est absent, je ne crois pas qu’il rentrera aujourd’hui… ni demain d’ailleurs. Il a laissé un mot qui ne précise rien de plus. Hein ? C’est inutile de revenir. Laissez donc votre nom et l’endroit où l’on peut vous joindre, c’est cela, dans la boîte à lettres. Bonsoir.
Elle n’en dira pas plus, il faut s’en convaincre. Étendu sur le lit de ma chambre, j’entendrai son pas lourd et inégal monter l’escalier. Je ne pourrai qu’approuver lorsqu’elle annoncera, essoufflée, derrière le battant :
— Quelqu’un est venu pour toi. Je lui ai dit que tu n’étais pas là.
Et l’on ne parlera plus jamais de vous. Madame Veuve n’a pas de sentiment à perdre, ni de patience à prodiguer à ceux qui, comme vous, sonnent un midi au milieu de ses habitudes. Elle aura tôt fait d’assimiler votre demande à celle d’un facteur dont les petits bleus annoncent le deuil ou qui dépose en sifflotant la pension trimestrielle… Et elle a l’horreur, comme les chiens, de ce qui endosse l’uniforme ou porte le képi.
Pour ma part, je ne manifeste de présence en aucun cas. Mon silence est convenu : Madame Veuve s’accommode mal de dialogues superflus, il lui reste trop peu d’air dans les poumons pour en gaspiller les précieuses réserves. Chacun d’entre nous, s’il lui arrive de parler, évite le bavardage et tente d’exprimer le plus clairement ce qui lui tient à cœur… Et le cœur n’a pas tant de motifs d’être tenu qu’il soit indispensable de le faire parler à tue-tête.
Madame Veuve est un peu ma mère, c’est même certainement ma mère, de celles qui balisent le monde sur tous les continents. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je l’aime, s’il faut une raison pour aimer. Non, elle a parfois en fin de journée, lorsqu’elle me sait fatigué d’avoir recommencé ce qu’hier, déjà, je croyais terminé, cette ronde infernale des jours dont le refrain m’obsède, elle a alors le don d’ouvrir un coin de son ciel. Entre les plis du visage apparaît l’éclaircie azurée de ses yeux bleus, un regard immense qu’elle projette autour de moi en ouvrant comme un diaphragme le réseau serré de ses rides. L’espace d’une seconde, le charme agit et m’enveloppe d’un peu de fraîcheur. Je plonge dans un autre univers, limpide, simple… Qui comprendra ce qu’est un autre univers ? Faut-il crier de nouveau, comme il y a longtemps je criais lorsque j’étais certain de ne pas être entendu ? Je n’aurais besoin de rien, peut-être, si Madame Veuve n’ouvrait pas toujours grandes les vannes de son ailleurs bleu. Il ne subsisterait plus grand chose des semaines grises si elles ne s’éclairaient à petites touches des clins d’œil de Madame Veuve. Je passerais sans doute le plus clair de mon temps à m’assombrir, comme le quidam que je croise dans la rue et qui ne trouve plus en soi-même la raison de se plaindre.
Mais ce regard persiste et s’insinue. Il me surprend à toute heure de sa transparente complicité, il affirme la permanence de ce que j’ai vu partir le matin même, le Sourire des îles perdu là-bas, en mer, et qui revient longtemps après la nuit.
Oui, la semaine est orageuse, elle me pèse un peu plus après chaque éclaircie. Mais c’est surtout le dimanche…
Il me vient alors de drôles d’idées, ni tristes ni joyeuses, tout bonnement des idées de calme. Ou de paix, comme on en souhaiterait parfois, et qui s’immiscent entre moi et le vide que j’accompagne.
La ville fait moins de bruit les dimanches, le port ne bourdonne plus, et j’en profite pour écouter le fleuve. Je me réveille tôt : je n’ai pas voulu, la veille au soir, rabattre les volets sur mon sommeil et retenir captive la nuit, enchaînée au loquet.
Le fleuve, lui, coule à la fenêtre et emporte la nuit quand elle se retire. Le lit émerge de ce matin et je n’ai pas encore trouvé mes yeux : il faut patienter quelques minutes, attendre que les flaques d’ombre s’évaporent au creux des orbites, lentement, avec l’aube. Sur mon visage décomposé un peu d’air matinal dépose de la lumière en poussière. Une chaleur diffuse enveloppe et rend pesante toute somnolence. Il serait vain de s’attarder davantage entre les draps.
Se lever, plonger la tête dans l’eau fraîche du lavabo. Le soleil déjà haut remplit la chambre d’angles et découpe la rondeur des formes. Je traverse un long rectangle lisse et brûlant et je m’ébroue au balcon. Du ciel, pendent inertes les nuages d’hier, comme des tentures défraîchies. La peau du fleuve, sa robe grise mouchetée d’ocre et de vert serpente et ondule. Des flaques de lumière tiède. Tout à l’heure, un peu de vent hérissera ses écailles de jade et couvrira ses flancs d’écume. Je ne serai plus là pour le voir, assis sur une chaise, les volets clos. Je traînerai, incapable de décider s’il est temps de descendre l’escalier qui mène à cette journée sans but.
Oui, c’est surtout le dimanche.
J’ai une préférence pour l’obsession. Je me fixe irrémédiablement sur ce qui, chez d’autres, ne fait pas l’objet du plus petit intérêt. Ainsi, pourquoi le dimanche ? Depuis bientôt deux mille ans, j’aurai dû m’y habituer.
Mais le dimanche, quand la ville repose ses artères et lave son sang au creux des alvéoles familiales. Quand le blanc sèche aux fenêtres, les lourdes nappes du repas de midi encore vierges de taches. Quand le soleil surplombe la ville et la rend semblable au cadastre, toute l’ombre bue par les maisons-éponges, … je quitte le support de la chaise, je dédaigne le lit, j’appréhende l’épreuve du balcon qui va me dessiner à l’encre noire sur le vélin immaculé des murs, me révéler chinois aux yeux de tous.
Lassé d’avoir peur, je cède aux exigences de mon corps : se laver, s’habiller, manger peut-être. Je descends enfin. Au rez-de-chaussée, Madame Veuve est invisible, absorbée. Je trouble l’immobilité lorsque, par mégarde, un de mes pas heurte un meuble. Parfois, je tourne un long moment autour de la table basse du salon. Je pourrais tourner ainsi toute la journée, errer dans la pénombre sans rencontrer l’âme qui vit ici en ma compagnie.
Madame Veuve hante cette maison plus qu’elle ne l’habite. J’ai la certitude qu’au fond de sa chambre, au fond d’elle-même, elle a saisi le moindre de mes gestes. Derrière ces paupières parcheminées, qu’y a-t-il sinon la vision, dénuée de complaisance, de ma solitude dominicale ? Elle a déjà tout imaginé de ma vie quand je n’ai pas encore vécu une heure : ce regard que j’évite de rendre à la glace, au bas des marches ; ce gros pot de cuivre dont ma main a fait le tour une fois encore, comme d’un monde, elle aurait évalué la rondeur bariolée… Rien, d’ici, ne m’appartient tant qu’elle veille à mon présent. Les soupirs, la lassitude, l’ennui : même les silences interposés entre elle et moi lui parviennent avec la force d’un grand cri figé par l’effroi.
Depuis longtemps, je n’ai plus l’espoir de la surprendre. Elle sait par avance les images qui m’obsèdent, les idées que je brasse et qui écument à gros bouillons. Elle sait que, vaincu par l’imprécision des dimanches, je renoncerai à l’univers glauque du rez-de-chaussée et que je rejoindrai bien vite le refuge de la chambre.
Parce qu’il y a cette boule dans ma gorge, qui m’empêche de déglutir. Ce dégoût qui monte, envahit et tenaille. Et je ne supporte plus la lourdeur des parfums. La touffeur ambiante m’exaspère et la lumière, même filtrée par le store, hache mes yeux de ses rayons laiteux.
C’est cette lumière qui agit et cause le malaise, provoque la panique à laquelle je vais céder. L’étouffement… Les rayons s’entrecroisent et tissent une toile serrée autour de moi, ils amenuisent le volume qu’il me reste de leurs pinceaux brûlants. La camisole… Si je ne me résous pas à briser l’enchantement, leur réseau incandescent me cerne. J’ai peur, je suis hypnotisé. D’un sursaut, je crois m’arracher au sortilège. Je me jette sur la porte. Le premier rayon brise ma course, il traverse le tronc au niveau de l’abdomen et le coupe en deux parties incohérentes. Il faut fuir, ramper encore un peu, sur les bras. Les jambes, là-bas, s’agitent.
Je n’irai pas plus loin. Déjà la lumière m’attaque au sol, achève de décoller ma tête des épaules. Les mains sont tranchées net, comme au rasoir. Mon corps tombe par quartiers, immobiles mais vivants. le sang n’a pas coulé. Sur les dalles, en plaques, de la lumière et de l’ombre, et mon corps éparpillé.
Le rez-de-chaussée est composé de pièces inhumaines : je m’y hasarde qu’au plus fort de midi, pour quelques pas d’aveugle entre les tables. Mais je ne viens jamais, l’après-midi écrasant le monde, lorsque le soleil y trace des obliques meurtrières.
Ma chambre est désormais le lieu.
Recroquevillé jusqu’au crépuscule, les voyages que je mène n’ont que le lit pour véhicule. Je traverse une étendue silencieuse; les gris, dont la gamme me dessine des volutes au grain plus tendre que les plages de marbre sur lesquelles je glisse.
Parfois la matière s’agite, un vent tourbillonne, les déserts se voilent. Des dunes éclatent sur la grève, un mascaret de sable recouvre des rochers millénaires. Quand la tourmente s’essouffle, de nouvelles dunes serpentent à l’horizon, figées par l’attente d’un nouveau déferlement.
La poussière s’apaise.
Mon imagination, jusqu’alors oubliée dans les volières terrestres, s’ouvre à l’envie de voler. Les ailes frémissantes, elle quitte le bras qui la supporte, et jaillit à l’air libre qui claque comme un drapeau. Le premier courant ascendant la rend invisible à mes yeux. Du plus haut, arrondissant des cercles infinis, elle plane telle une menace au-dessus de mes certitudes. Elle se tient prête à fondre sur tout ce qui, ici-bas, mène une vie parasite : petits rongeurs de la vie, serpents du doute, insectes métalliques au grincement mortel. Ensuite elle dépècera les charognes, nettoiera leurs carcasses pourrissantes et, le ventre repu, s’en ira digérer la mort au calme d’une oasis. Puis il lui faudra songer au soir qui vient, regagner la main qui se tend.
Madame Veuve s’agite. Je perçois le frottement lent de ses sandales dans les allées du jardin. Maintenant elle remue des casseroles dont l’acier entrechoqué froisse l’harmonie qui peu à peu s’installait.
Des rumeurs me parviennent de la ville. Une chanson murmure au fond d’une gorge, dans un jardin. Le soleil a dévalé la pente du toit, il cherche l’oubli. Le versant du soir s’illumine et glisse vers le fleuve.
C’est l’heure de la véranda.
Madame Veuve dispose les tasses et verse une boisson brûlante. Tourné vers l’est, j’attends la nuit et j’espère qu’elle aura de l’avance. Le jardin bascule lentement dans le fleuve, sa chute est la mienne.
Le fleuve coule.
La tentation est trop forte de s’y jeter. Il faudrait, d’ici là, le faire couler au plus profond de soi.