Je ne sais pas ce qui a poussé John Habner à me parler du désert. Je sais seulement qu’il a eu aujourd’hui une phrase, saugrenue pour un habitué tel que moi.
Ainsi, il s’est penché vers moi et a dit :
“Bonjour Monsieur. Belle journée, n’est-ce pas ? Mais cet endroit est un désert…”, puis il a suspendu son souffle et m’a dispensé des mots qu’il semblait vouloir former dans l’air chaud et humide.
J’ai dû, cela se comprendra par une discrétion qui m’honore, réprimer en moi l’imprudente tentation d’aller, en me fendant d’une banalité, au-delà du silence complice qui s’installait entre nous. Je n’ai pu malgré tout m’empêcher de faire de cet homme le sujet de mes immédiates interrogations et de sa phrase, le symbole d’une profonde et multiforme réflexion sur la vie, et les choses de la vie.
Je n’étais pas assis depuis trente secondes qu’il entrait dans le bar et s’asseyait à la table voisine. J’attendais, très calmement, un verre à moutarde de whisky. Le premier. Il n’était pas assis depuis deux minutes à ma droite qu’il levait la main à l’attention du Libanais, ou à celle de ses sbires, et se penchait vers moi, l’air énigmatique et néanmoins quotidien (il a poussé un soupir plus qu’il n’a parlé, certes. Et dans ses yeux, aussi jaunes et vagues que ceux de l’innocence, j’ai mal saisi l’intelligence).
À présent, puisque nous y sommes, je ne compte plus les verres. Pour ne pas décevoir une amitié que je crois naissante, je n’hésite pas à commander au même rythme que lui. En raison des ravages exercés par l’alcool sur nos corps trop humains, je ne vais pas différer plus longtemps les explications que je juge nécessaires à la bonne compréhension de cette histoire.
Cet Habner, en quoi se distingue-t-il du lot citadin ? Justifie-t-il de ma part une telle passion ? Et autres éclaircissements que vous espérez tous.
Nous somme chez le Libanais, dont le bar regarde le fleuve, un peu à l’écart de la ville. Ici, une dernière colline, une simple boursouflure de la terre, borde le fleuve et dérange son lit avant qu’il ne s’évase en un estuaire compliqué de marécages.
La route que l’on emprunte pour y accéder se termine d’ailleurs en cul-de-sac : jusqu’à aujourd’hui, il ne serait d’aucune utilité d’en chercher plus loin le tracé. Celui-ci a bien pourtant été défini idéalement : au-delà du Libanais, dans les derniers mètres de terre rouge qu’un ultime bulldozer a déblayés.
Après débute le néant :
Le réseau dense des mangliers. L’univers glauque de vase et d’eau. Les sauvageries, animales et végétales. Des rythmes incompréhensibles, inconciliables à notre commune mesure.
On rêve les yeux ouverts, quand on laisse libre cours à l’imagination, si l’on s’essaye à deviner l’inspiration d’un tel projet. Le trouble des ingénieurs, lorsqu’ils le conçurent, devait être aussi grand que celui qui nous envahit chaque dimanche.
Quel était leur but ? Car enfin, la raison impérative, que l’on dit d’usage, ordonne à la route d’aboutir. On lui pardonne, à la rigueur, de céder à l’égarement pourvu qu’elle définisse un terme.
Or, voici le mystère de cette route (celle du Libanais) : elle n’a jamais atteint sa destination. Elle a fait escale ici, définitivement semble-t-il. L’opposition politique prétend qu’en suivant la route du Libanais jusqu’au bout, on tombe dans la poche du maire. Cette assertion serait intéressante à discuter, mais là n’est pas notre propos : nous en débattrons une autre fois.
Plus j’y pense (Dieu ! Que cet alcool est mauvais !) et plus je crois à l’intuition du Libanais, ce diable d’homme. Il a compris très rapidement (quelque intelligence administrative, n’en doutons pas) que, pour des motifs que l’on imagine, la route n’irait pas plus loin. Et que le terrain acheté alors par ses soins deviendrait le bout du monde. Il entrevoyait une clientèle potentielle et son atavisme lui dictait d’en tirer profit. De là à fonder un commerce, il n’y avait qu’un pas qu’il franchit le plus rapidement possible, avant que la concurrence ne songeât à s’installer.
Il n’eut pour débuter que le frêle abri d’une baraque en bois, et quelques tables et chaises de récupération, disposées sous des paillottes, pour tout matériel d’exploitation. Le pari semblait impossible à gagner : au début, chacun l’ignora. Le succès de son entreprise confirmé, on devint méprisant et railleur. Puis on se rendit chez le Libanais, des compagnies entières, afin d’égayer l’austérité des dimanches et sentir l’odeur fade de la friture sur les vêtements.
Le Libanais, sans se départir jamais de son amabilité, accueillait ses clients toujours plus nombreux et méprisants.
Cinq ans plus tard, on ne trouvait plus le mot pour le qualifier, ce dont il se réjouissait. Ses affaires prospéraient : grâce aux bénéfices accumulés, il avait fait construire un bar-restaurant en dur et, dans un coin du terrain, une maison magnifique à laquelle ne manquaient ni fenêtres ni portes. Enfin, il avait entrepris de diversifier ses activités en ouvrant une boutique qui tenait du bazar, ceci dans le but de développer des relations commerciales avec les sauvages habitants du marais tout proche.
De ceux-ci, il n’a encore jamais été fait allusion. La lacune paraît facile à combler : il importe de savoir que les marécages abritent une population humaine dont on connaît peu la coutume et l’ambition. On admet leur existence pour les avoir vus rôder sur le fleuve, au crépuscule, ou bien s’enfoncer à l’aube dans le fouillis des canaux qui baigne le marais. La voûte des palétuviers, s’il en est parmi vous que cela émeut, leur sert de refuge ; et ils s’y tiennent en toute quiétude puisqu’il n’excite personne d’aller les déranger au fond de ce labyrinthe.
De nuit, on aperçoit des lumières sur le fleuve : ils pêchent à la lanterne le poisson dont ils subsistent.
Voilà. C’est à peu près tout ce qui se disait des sauvages avant l’arrivée du Libanais. Et depuis, s’il existe quelqu’un susceptible de fournir de plus amples informations sur le sujet, ce ne peut être que lui.
Comment s’y est-il pris pour entrer en contact avec eux ? Mystère !
J’avance pour ma part que le Libanais occupe le poste d’une certaine frontière et que par lui transitent les rares mais indispensables échanges qui lient deux mondes indifférents l’un à l’autre. Les échanges en question sont de la nature du troc ; le Libanais accepte les peaux de serpents et le poisson fumé en paiement de la quincaillerie et du matériel de pêche qu’il vend. Ces transactions sont menées en semaine, aux heures grises, si bien que personne n’a jamais, jusqu’ici, eu le loisir d’y assister.
Ceci dit, on vient de très loin chez le Libanais, et pour toutes les raisons, exceptée celle de savoir qui vit dans nos marécages.
Mais revenons à Habner.
Un dimanche de la saison des pluies, Habner, en mal de société sans doute, emprunta la route et entra chez le Libanais.
C’était le matin, un peu avant onze heures, et il lui fallait une raison majeure pour écourter ainsi sa grasse matinée et venir s’installer au moment creux dans la pénombre du bar.
On ne sait qui il trouva là, des inconnus, dont il se fit rapidement des amis. Ceux qui le connaissaient de plus près pour l’avoir pratiqué à l’heure de l’apéritif, ceux-là l’aperçurent se pavanant au milieu d’un groupe hétéroclite. Par la suite, il dîna avec ces gens qui affectionnaient au moins autant que lui le vin et la bonne chère. Le restant de la soirée, il fut inabordable pour qui buvait moins rapidement que lui.
Quelques femmes tentèrent bien de le ramener à une considération plus saine de la vie, mais elles en furent pour leurs frais.
Le verre à la main, Habner défiait l’univers et l’agonissait d’injures, toutes plus effrayantes les unes que les autres (on m’a rapporté les discours terrifiants prononcés par lui en cette occasion).
Le Libanais, que sa nature aimable et commerciale ne portait pourtant pas à l’énervement, s’inquiéta de la tournure prise par les événements : les débordements d’Habner au sein du bar prenaient des proportions inhabituelles. Il annonça d’une haute et intelligible voix la fin des libations et la fermeture du bar. Il conserva un soupçon de calme pour refuser de servir plus longtemps une société aussi bruyante. Il dut rapidement présenter des arguments plus convaincants que sa seule indignation : aidé du personnel du bar, il vida proprement Habner et ses acolytes de l’établissement.
Le Libanais prétend que les remords qu’il conçoit encore aujourd’hui de cet acte de brutalité l’empêchent de dormir les soirs d’orage. Il semble acquis à sa décharge qu’il ne pensait pas que le simple exercice de son métier put avoir des conséquences aussi dramatiques.
Car drame il y eut ! Et ce que je vais vous en dire ne comporte aucun élément sensationnel : je l’ai lu dans la gazette locale, qui s’inspirait elle-même du rapport d’enquête.
Il est prouvé qu’Habner avait adressé des mots blessants au Libanais avant que celui-ci ne l’expulse. Par ailleurs, de mauvaises langues prétendent que le Libanais y aurait répondu, dans sa langue, de façon tout aussi ordurière. Mais le Libanais s’en est toujours furieusement défendu.
Habner, quant à lui, s’est toujours refusé à donner des précisions sur les motifs de la querelle, son état d’esprit du moment, et le déroulement des faits après que le Libanais lui eut violemment fermé la porte au nez.
Toujours est-il que, à demi plongé dans un coma que l’on peut raisonnablement qualifier d’éthylique, il conçut un plan très simple destiné à venger son amour-propre blessé et à s’amuser aux dépens du Libanais. Il se trouva un complice, un homme désireux de le seconder dans cette tâche punitive. Un homme dont on a oublié le nom bien qu’il ait fait la une du journal par la suite.
Le Libanais possédait un bateau, une petite embarcation à fond plat équipée d’un moteur japonais à deux temps, à l’usage de la promenade et de quelques parties de pêche, loisirs dont il était très friand.
Il s’agissait donc, au départ, pour John Habner et son second, de gagner l’appontement, de larguer les amarres et de s’en aller faire ronronner le moteur sous les fenêtres du Moyen-Oriental assoupi.
L’affaire n’en resta pas là !
Que s’est il passé exactement ? Lorsqu’on lui posa la question et qu’on le pressa d’y répondre, Habner resta muet un long moment. Puis il ferma les yeux, les ouvrit et répondit :
“Ben… J’sais pas trop…”
On suppose qu’il s’endormit comme une masse, son coéquipier avec lui. Le Libanais, sorti en caleçon de son lit, entendit l’embarcation devenir folle et, le bruit décroissant, comprit qu’elle pointait vers le large. Il passa le restant de sa nuit effondré sur une chaise inconfortable, ce dont il se plaignit amèrement.
C’était nuit noire et la marée montait, gênant le fleuve dans son écoulement. Un clapot court et méchant s’était formé, compliqué par endroit de tourbillons.
Habner eut beaucoup de chance quand le bateau chavira : le contact de l’eau sur son corps le saisit et le réveilla. Il parvint, tant bien que mal, à surnager et à hurler sa peur suffisamment fort pour couvrir le bruit des vagues.
Un pêcheur de cette nuit-là le vit passer sous sa lampe et l’agrippa par les cheveux.
Le compagnon d’infortune ne connut pas le même bonheur. On cherche toujours son corps, sans espoir aucun.
Trois jours plus tard, le Libanais incrédule reçut un chargement insolite : couvert de peaux et de poisson séché, Habner était plus pâle que la mort. Les sauvages discutèrent âprement le prix de sa restitution : il en coûta deux bassines chinoises et un jeu d’hameçons à notre commerçant, qui se laissa tomber sur les genoux et remercia le ciel.
Dans les semaines qui suivirent ce tragique fait-divers, John Habner perdit tous ses cheveux et il sembla tout frappé de mélancolie, d’une tristesse infinie, que rien ne pouvait distraire. Il perdit aussi, peu à peu, l’habitude de parler.
Le Libanais, brave homme, s’émut de ce cas pitoyable : il vint en personne l’inviter à reprendre la route des dimanches et le pria de redevenir le client qu’il avait toujours été. Il réserva une table en fond de salle à son usage exclusif et il prit l’habitude de lui offrir un plein verre de whisky chaque fois qu’il levait la main.
C’est à ce concours de circonstances que je dois de connaître Habner, puisque j’occupe de préférence une table proche de la sienne. Et ceci explique qu’il n’ait eu qu’à tourner la tête pour me parler du désert.
Imaginez ma surprise, moi qui n’ai jamais entendu que des mouches voler dans ses parages ! Comme je viens de vous dire, j’ai pris sur moi de ne pas me lancer à corps perdu dans une conversation avec cet intéressant personnage : qu’Habner brisât le silence était une chose tellement inattendue, si excitante, que je n’aurais pour rien au monde risqué d’en perdre le bénéfice en me conduisant de façon intempestive. Au plus profond de moi-même, j’ai imposé le calme et j’ai répondu d’un regard neutre mais bienveillant à sa remarque sibylline.
Hélas ! Trois fois hélas. L’incroyable ne s’est pas produit. Habner s’est absorbé dans la contemplation de son liquide préféré et je crois bien que, plus jamais, au long de ces merveilleux dimanches qui nous rassemblent, il ne sortira de l’apathie qui le caractérise.
Pour l’heure, j’en suis à penser au désert, à ces étendues mornes et désolées que l’homme civilisé traverse à grand peine. Pensez-y ! Le désert est si grand qu’il écrase nos solitudes. Et sa beauté est celle du diable : la débauche des lumières, l’irréel des couleurs, les mirages qu’il propose à nos yeux brûlés de soleil. Ah ! Tout ceci nous ferait oublier que son règne est minéral, impropre à notre vie…
Vous trouvez cette histoire particulièrement invraisemblable, n’est-ce pas ? Et vous avez parfaitement raison : cette histoire est invraisemblable.
Dans ce cas, pourquoi la raconter, me direz-vous ?
Il y a trois bonnes raisons à cela (il en existe bien d’autres mais je vous livre ces trois-là parce qu’elles n’échapperont pas à votre compréhension parcimonieuse et tatillonne) :
D’abord quelqu’un de ma trempe n’a que faire des loisirs sophistiqués (bien souvent ennuyeux et fatigants) qui sont d’usage chez nous, le dimanche : activités spirituelles, intellectuelles. Épanouissement des corps par la pratique du sport et autres défoulements maniaques… Non ! Tout ceci m’est étranger : je préfère au frénétique grouillement de la masse le paisible déroulement des après-midi au café.
Ensuite, je ne bois de whisky que le dimanche. Et, faut-il le préciser, ce whisky est une telle horreur qu’il faut attendre le troisième verre pour ne plus en souffrir du palais.
Enfin ! Enfin, je trouve odieux qu’un homme, que je connais ni d’Ève ni d’Adam, prétende s’adresser à moi sans s’être présenté. De surcroît, que cet homme n’ait qu’à lever la main pour se faire servir de ma boisson favorite — et ce pour un prix équivalent à celui que je trouve dans ma soucoupe— dépasse les bornes de la décence.
Je n’ai que du mépris, bien évidemment, pour un individu de cette sorte. Et pour rien au monde, je ne lui ferais le plaisir de ma conversation.
Ou alors il devrait s’appeler John Habner.